Mitterrand : modèle de campagne pour Macron
Il avait copié l’affiche Génération Mitterrand avec son visuel « Avec vous » pendant cette période de pré-campagne. Le voici désormais à publier sa lettre aux Français comme son illustre prédécesseur l’avait fait le 7 avril 1988 dans deux quotidiens nationaux et 23 journaux régionaux. Nous remettons en ligne le texte intégral de la déclaration de François Mitterrand.
Texte intégral.
Vous le comprendrez. Je souhaite, par cette lettre, vous parler de la France. Je dois à votre confiance d’exercer depuis sept ans la plus haute charge de la République. Au terme de ce mandat, je n’aurais pas conçu le projet de me présenter de nouveau à vos suffrages si je n’avais eu la conviction que nous avions encore beaucoup à faire ensemble pour assurer à notre pays le rôle que l’on attend de lui dans le monde et pour veiller à l’unité de la Nation.
– Mais je veux aussi vous parler de vous, de vos soucis, de vos espoirs et de vos justes intérêts.
– J’ai choisi ce moyen, vous écrire, afin de m’exprimer sur tous les grands sujets qui valent d’être traités et discutés entre Français, sorte de réflexion en commun, comme il arrive le soir, autour de la table, en famille. Je ne vous présente pas un programme, au sens habituel du mot. Je l’ai fait en 1981 alors que j’étais à la tête du Parti socialiste. Un programme en effet est l’affaire des partis. Pas du Président de la République ou de celui qui aspire à le devenir. L’expérience acquise, là où vous m’avez mis, et la pratique des institutions m’ont appris que si l’on voulait que la République marche bien, chacun devait être et rester à sa place. Rien n’est pire que la confusion. L’élection présidentielle n’est pas comparable à l’élection des députés. Et s’il s’agit de régler, jusqu’au détail, la vie quotidienne du pays, la tâche en revient au gouvernement.
– Mon rôle est de vous soumettre le projet sur lequel la France aura à se prononcer les 24 avril et 8 mai prochains pour les sept années à venir. Je le remplirai de mon mieux avec, au coeur et dans l’esprit, une fois dépassées les légitimes contradictions de notre vie démocratique, la passion d’une France unie. Je m’inquiète parfois des montées de l’intolérance. Nous avons besoin de nous rassembler, mes chers compatriotes. Pour cela, je vous propose une politique pour la France.
J’achève un septennat qui pour la première fois dans l’histoire de la Vème République a connu l’alternance, c’est-à-dire le changement de majorité parlementaire, et ce à deux reprises, dont l’une, en 1986, aurait pu déboucher sur une crise grave. Tout en m’inclinant, comme c’était mon devoir, devant la volonté populaire, j’ai maintenu, grâce à votre confiance, l’autorité de ma fonction. C’est de cette confiance que je me réclame aujourd’hui pour que nous tirions ensemble la leçon de ces événements. Je pense et j’espère que, quelles que soient les majorités futures, on ne retournera ni au Président « absolu » des débuts de la Vème République, maître en fait de tous les pouvoirs, ni au Président « soliveau » de la IVème République qui n’en avait aucun.
– L’intérêt de la démocratie, comme l’intérêt de la France, est que le Président élu au suffrage universel soit à la fois responsable et arbitre. Responsable de la route à suivre par la Nation quand sa sécurité et sa place dans le monde sont en jeu, responsable des grandes orientations de la politique extérieure et de la défense du pays. De 1981 à 1988, j’ai appliqué cette règle en dépit des obstacles qui m’ont été opposés ces dernières années. Elu de nouveau à la magistrature suprême, c’est dans ce sens que je l’interpréterai.
– Mais le Président de la République, gardien des institutions, assure aussi, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et la continuité de l’Etat. Chef des Armées, il est le garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire. Il veille enfin au respect des traités. Voilà pour l’essentiel.
Je vous rappelle ces données parce qu’une confusion récente sur les compétences du Président de la République a ravivé le grand débat qui s’était ouvert en 1958 et que l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel a rendu plus aigu en 1962. Cette confusion est apparue lors de l’entrée du Premier ministre, puis de la mienne, dans la campagne présidentielle. Bien que ni lui ni moi n’ayons cessé de remplir nos fonctions, on s’est interrogé : « Qui gardera l’Etat ? » Les réponses de certains commentateurs sans responsabilités politiques n’engageaient qu’eux. Plus inquiétante a été celle du Premier ministre, le 23 mars à TF1 : « Je garderai l’Etat et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ». S’il s’agissait d’une boutade et s’il ne s’agissait pas du Premier ministre, on rirait. Mais le sujet est trop important pour qu’on le traite à la légère. Depuis que coexistent dans notre République un chef de l’Etat et un Premier ministre (ou président du Conseil), c’est-à-dire depuis 1875, on n’avait jamais entendu pareille hérésie constitutionnelle et notre loi fondamentale n’avait jamais subi pareil affront… verbal de la part d’un de ses dignitaires. Ce sont sans doute propos en l’air.
– Mais je les crois révélateurs. On comprendra ma vigilance. Celui qui garde l’Etat, c’est le Président de la République. J’en ai l’honneur et la charge. Transiger sur ce point serait déjà manquer et à l’une et à l’autre.
– Autorité, arbitrage, cette double fonction du Président de la République, croyez-moi, il faut la préserver. Ce n’est pas le moindre enjeu de l’élection du 8 mai.
S’il ne paraît pas nécessaire de réviser la Constitution pour rendre moins ambigus les textes relatifs aux compétences respectives du Président et du gouvernement, deux réformes, en revanche, ne sont réalisables que par ce moyen : la réduction de la durée du mandat présidentiel et l’extension du champ du référendum à des problèmes de société.
– Un projet de loi de 1973 prévoit de ramener de sept à cinq ans la durée du mandat présidentiel. Or, M. Pompidou, qui l’avait proposé, ne l’a soumis ni au vote populaire ni au Congrès. Il est donc resté lettre morte. Pour ne pas être accusé de considérations personnelles, je ne prendrai pas l’initiative. Mais si une large majorité parlementaire et le gouvernement s’accordent sur une mesure de ce type, j’y souscrirai. A la seule condition que le mandat ainsi réduit ne soit renouvelable qu’une fois.
– Quant à permettre aux Français de trancher par référendum les problèmes majeurs qui naissent de l’évolution de notre société, j’ai naguère souhaité (à propos de l’école) que cela fût possible. Je le souhaite toujours. Mais sous la garantie que le Conseil constitutionnel émette un avis public sur la conformité de la question référendaire à la Constitution et aux lois fondamentales de la République. Je pense aussi qu’il serait bon d’avancer nos réflexions sur l’éventualité du référendum d’initiative populaire. D’un maniement plus délicat dans un pays de la taille de la France que dans un canton suisse, cette réforme répondrait à une aspiration réelle. J’inviterai nos légistes à se pencher sur le sujet.
J’aimerais enfin que fût introduit dans notre Constitution, au même titre que le Conseil supérieur de la magistrature et que le Conseil constitutionnel, et au même rang que les autres pouvoirs, l’organisme dont notre démocratie a grand besoin pour assurer le pluralisme, la transparence et la cohésion de notre système audiovisuel. Avant la loi due à Georges Fillioud qui a créé, en 1982, la Haute Autorité, l’Etat était le seul maître à bord. Il en usait et abusait. Avec la Haute Autorité composée de neuf membres renouvelables par tiers tous les trois ans et nommés par le chef de l’Etat, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale, le changement fut considérable. Quelques remous, quelques soubresauts puis l’apaisement prouvèrent que cette nouvelle institution était entrée dans nos moeurs à une vitesse record. Aussi fut-on profondément surpris d’apprendre, en 1986, que la nouvelle majorité s’apprêtait à supprimer la Haute Autorité pour la remplacer par une commission dite de la communication et des libertés, ce qui fut fait.
– A la lumière de cette deuxième expérience, qui aura eu le mérite de montrer ce qu’il ne fallait pas faire, on doit, je crois, songer à pérenniser l’institution en l’intégrant dans la Constitution. Bien entendu, un large consentement des familles politiques serait nécessaire et sur la structure et sur les compétences de ce conseil supérieur de l’audiovisuel.
– Je laisse le soin au futur gouvernement d’aller plus loin dans l’analyse. Cependant, je livre ici le fond de ma pensée : l’important est que la composition de ce conseil échappe aux influences politiques directes ou indirectes ; que ses membres, en nombre restreint, sept ou neuf soient, dans leur majorité, des professionnels appartenant aux différentes disciplines de l’audiovisuel.
– Tous deviendront des magistrats jaloux de leurs prérogatives et attentifs à préserver leur autorité morale. Montesquieu, à distance, pourra se réjouir de ce qu’un quatrième pouvoir ait rejoint les trois autres et donné à sa théorie de la séparation des pouvoirs l’ultime hommage de notre siècle.
– Je n’en dirai pas davantage sur la réforme de nos institutions qui mériteraient pourtant d’autres retouches.
– Je désire simplement, par ces quelques remarques, vous informer de mes intentions dans ce domaine sensible.
La tradition républicaine toujours observée veut que le Premier ministre présente au Président nouvellement élu la démission de son gouvernement, afin de laisser le chef de l’Etat exercer les prérogatives qu’il tient de la Constitution.
– Dans les heures qui suivront la proclamation par le Conseil constitutionnel des résultats de l’élection présidentielle, je nommerai donc un Premier ministre et le chargerai de former le gouvernement. Ce dernier se mettra aussitôt au travail. L’ensemble de ces procédures ne dépassera pas la durée d’une semaine. Certains, je ne sais pourquoi, présentent les lendemains de cette élection sous de sombres couleurs. Ils prétendent qu’ils seraient en mesure de bloquer la bonne marche des institutions et qu’à la limite, ils feraient la grève du pouvoir. Bref, il n’y aurait pas de majorité pour soutenir l’action du gouvernement que j’aurai mis en place. Face à une circonstance beaucoup plus difficile, en mars 1986, j’ai entendu la même excommunication énoncée par d’autres bouches. Je m’en suis arrangé. De même qu’il s’est trouvé, à l’époque, des hommes politiques prêts à assumer la responsabilité des affaires du pays, de même les républicains ne manqueront pas, au mois de mai prochain, pour contribuer au fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
– Au demeurant, la situation sera radicalement différente. Le suffrage universel se sera de nouveau exprimé et le pays jugera avec sévérité ceux qui refuseront son verdict. Cela dit, si le Premier ministre constate qu’on l’empêche d’agir, je dissoudrai l’Assemblée nationale. Le résultat de cette nouvelle consultation populaire ne changera rien à ma résolution, ni au déroulement d’une situation qui restera d’un bout à l’autre normale. La vie politique française est assez diverse, mouvante et riche de talents pour que notre République dispose à tout moment de gouvernants qui répondent à ses aspirations. Quant à ceux qui, se jugeant indispensables, fronderont, elle s’en passera.
– Les candidats, leurs porte-parole, la presse m’interrogent déjà sur la future majorité. Avec qui, m’objecte-t-on, gouvernerez-vous ? J’observerai d’abord que le Président n’a pas à gouverner, mais à définir les grands choix. Je remarquerai ensuite que le bon sens et le respect des citoyens me conduiront tout naturellement, comme je l’ai déjà fait, à appeler un Premier ministre représentatif de l’opinion majoritaire dans son dernier état. Ce raisonnement vaut dans tous les cas et en tout temps. J’ai, bien sûr, mes préférences et les dirai. Mais, j’ai aussi pour règle d’obéir aux volontés du peuple.
Je souhaite enfin que le futur gouvernement restaure une conception presque oubliée de notre vie publique en échappant à la tentation d’accaparer l’Etat. Maintenant que nous allons vivre d’alternance en alternance, éliminons les mauvaises moeurs de la « chasse aux sorcières ». Tout gouvernement a besoin de fonctionnaires d’autorité qui lui soient dévoués. Ce n’est pas une raison suffisante pour qu’il installe ses partisans dans les rouages de notre société où ils n’ont rien à faire : informtion, justice, police, éducation, grandes entreprises…
– J’avais obtenu des Premiers ministres socialistes que ceux de leurs ministres qui occupaient de hautes responsabilités dans un parti ou au nom de ce parti, les quitteraient, à moins qu’ils ne préfèrent quitter leur ministère. J’aurais aimé que ce début de tradition fût respecté après mars 1986. Ce ne fut pas le cas. Je le regrette. Les controverses sur la place publique entre membres d’une même équipe gouvernementale nuisent à l’Etat. Je prierai le prochain Premier ministre d’en finir avec cette déviation de nos institutions.
Quand le 16 mars 1986, est arrivée à l’Assemblée nationale une majorité conservatrice, j’aurais pu craindre, en raison de la plate-forme politique sur laquelle elle avait été élue et des propos tenus par ses dirigeants, une rude confrontation sur les lignes directrices de la politique extérieure et de la défense nationale. Le conflit a bien eu lieu mais il a fait long feu. L’expression tombe à pic : une chandelle qui s’éteint. Cette nouvelle majorité exigeait l’adhésion de la France à la « guerre des étoiles », manière populaire de traduire le projet de M. Reagan dénommé « initiative de défense stratégique », et résumé par les trois lettres IDS, adhésion que j’avais refusée l’année précédente. Mais le Premier ministre nommé et le gouvernement formé la discussion n’a pas duré longtemps. J’ai réitéré mon refus. On ne m’en a plus reparlé.
Même scénario pour le Tchad. L’ancienne opposition m’avait harcelé pour obtenir l’envoi au nord de ce pays d’un corps expéditionnaire français, à tout le moins, d’avions de bombardement. J’avais considéré que c’eût été commettre une lourde faute. Elle aurait précipité la France dans la guerre civile qui déchirait le Tchad et cette intervention aurait pris les allures d’une expédition coloniale. Il me semblait plus sage de reconstituer l’Etat et l’armée sous l’autorité de M. Hissène Habré, d’empêcher que les combats ne gagnent le sud, d’éviter tout affrontement avec des éléments tchadiens et d’aider le gouvernement légitime à réduire patiemment les positions Libyennes. On sait que cette méthode a abouti à la victoire d’Hissène Habré, à la souveraineté restaurée du Tchad et au retour à l’intégrité de son territoire. Mais, en mars 1986, la preuve n’était pas faite. Je m’attendais à une discussion serrée. Le Premier ministre nommé et le gouvernement formé, elle n’a pas duré longtemps. On ne m’en a plus reparlé.
L’opposition d’avant 1986 s’était prononcée pour une révision de la stratégie française en Europe en proposant de séparer l’emploi des armes nucléaires tactiques (à très courte portée) de celui des armes stratégiques. Cela revenait à dire que ces armes tactiques, dont chacune possède une terrible capacité de destruction, seraient considérées comme une banale artillerie complémentaire. Je pensais au contraire que les armes nucléaires, quelle que fût leur portée, formaient un bloc et que l’on n’en pouvait distraire aucun élément. La stratégie de la dissuasion repose en effet sur l’idée que l’arme nucléaire change la -nature d’un conflit. Elle a pour objet d’empêcher la guerre, non de la gagner. Elle exclut la priorité donnée par les Etats-Unis, il y a plus de vingt ans, à l’utilisation tactique du nucléaire et aux « armes de théâtre » en Europe, c’est-à-dire au déclenchement de la guerre nucléaire sur le terrain de la bataille. Se placer à l’intérieur du raisonnement selon lequel « un peu » de nucléaire viendrait en renfort d’une guerre classique en voie d’être perdue vouerait la France et l’Europe à la fatalité d’une épouvantable catastrophe. C’est en amont d’une guerre que se situe notre stratégie, pas en aval. Et si par malheur une menace mortelle pour notre indépendance, pesait sur nous, ce serait alors à notre force nucléaire entière, stratégique et tactique, après un avertissement, et un seul (il n’y a pas pour la France de stratégie graduée possible), qu’un agresseur éventuel aurait à faire face. Connaissant ces risques, on peut raisonnablement supposer qu’il en resterait là. C’est ainsi en tout cas que les choses se passent depuis quarante ans et que la paix entre puissances dotées de l’arme nucléaire a été préservée.
– L’écart qui séparait mes conceptions des thèses de la nouvelle majorité semblait irréductible, d’autant plus que le Premier ministre les avait officialisées par son discours du 12 septembre 1986 à l’Institut des hautes études de Défense nationale. Il y était question d’un « déploiement aléatoire » ou mobile, d’une « nouvelle composante nucléaire stratégique », disséminée sur le territoire national au lieu d’être centrée sur le plateau d’Albion et quelques aérodromes, et d’un « ultime avertissement diversifié et échelonné dans la profondeur », rajouts aussi inacceptables que le reste.
– Pour mettre un terme à cette divergence qui eût entraîné à coup sûr une crise politique tant elle était par elle-même insoluble, j’ai peu après, au camp militaire de Caylus, dans le Lot, rappelé les fondements de notre doctrine. Il avait fallu, cette fois, plus de six mois pour que les velléités de la nouvelle majorité rentrent dans l’ordre. La discussion était finie. Nous n’en avons plus reparlé.
Ce phénomène d’alignement, rapide ou tardif selon le cas, s’est reproduit à l’identique lors du débat sur « l’option zéro » (liquidation en Europe des armes nucléaires à moyenne portée – 1000 à 5500 kilomètres) et sur « l’option double zéro » (élimination en Europe des armes nucléaires à courte portée – 500 à 1000 kilomètres), l’une et l’autre objet de l’accord de Washington entre MM. Reagan et Gorbatchev, accord que j’approuvais mais que récusaient publiquement ou sourdement les principaux responsables de la majorité et du gouvernement. La discussion sur ces options a été brève. Nous n’en avons plus reparlé.
Je dois dire que, dans ces circonstances, le Premier ministre a montré une certaine abnégation en s’inclinant à répétition devant des décisions qu’il n’approuvait pas. Qu’il ait agit par souci de l’unité de vues de notre politique extérieure et par respect pour la Constitution, plutôt que par le désir de me plaire, je ne puis que l’en féliciter. Je n’en demandais pas davantage. La France a pu parler d’une seule voix.
– D’autres différends ont été de la même façon évités et de la même façon résolus.
– J’avais fixé, après mai 1981, les principes autour desquels s’ordonnerait notre politique extérieure : l’Europe, l’indépendance nationale, l’équilibre entre les deux blocs militaires, le développement du tiers monde, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Après mars 1986, hormis une détestable inclination du nouveau gouvernement vers l’Afrique du Sud, des tracasseries au Nicaragua et une stagnation de nos aides aux pays pauvres, ces principes ont été respectés. Il n’y eut de dissentiments ni sur l’Afghanistan, ni sur le Cambodge, ni sur le Sahara occidental. Des affinités et des tempéraments différents auraient pu nuire à notre politique africaine. Il n’en a rien été.
Le projet d’une entente entre les pays riverains de la Méditerranée occidentale a continué de progresser. De la tribune de la Knesseth, à Jérusalem, j’avais exposé la politique française sur la question palestinienne et les droits d’Israël, thèmes que j’avais repris en termes identiques dans les capitales arabes, à Alger, à Damas, à Taïf et au Caire. Parler le même langage aux deux camps ennemis m’apparaissait comme la seule façon de préserver l’autorité morale et politique de la France. Après cela, il suffisait d’une longue patience, le temps d’être compris. En mars 1986, c’était fait. Après une proposition commune au Président égyptien, Hosni Moubarak et à moi-même, j’avais avancé le projet d’une conférence internationale où siégeraient les pays de la région et les parties intéressées ainsi que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, afin de définir les bases d’un retour à la paix. Je pus, en 1986, discuter avec M. Gorbatchev, à Moscou, d’une proposition soviétique similaire. Dès sa désignation, je m’en entretins avec le nouveau Premier ministre qui partagea les mêmes vues. Nous n’eûmes aucune peine sur ce terrain miné à prendre le même chemin.
Plus délicate fut la mise au net de nos démarches en Amérique centrale. Je déplorais et condamnais l’intervention américaine. Mes nouveaux interlocuteurs s’en accommodaient davantage. J’estimais que la France ne pouvait se placer en retrait des propositions du groupe de Contadora (Mexique, Colombie, Venezuela, Equateur), qui avait rallié à ses thèses la plupart des pays d’Amérique latine. Ils en convinrent. Là-dessus, le plan Arias (Président du Costa Rica, prix Nobel de la paix en 1987) obtint tous les suffrages. Ce problème extérieur cessa de compliquer nos problèmes intérieurs.
A l’égard du Liban et de son avenir, de la Libye et de ses foucades, de la guerre entre l’Irak et l’Iran, la diplomatie française persévéra dans sa continuité que j’avais moi-même assumée en 1981, la recevant des mains de mon prédécesseur. La France ne se reconnaissait aucun ennemi au Moyen-Orient, mais depuis 1976, était liée à l’Irak par des fournitures d’armement, maintenues après le déclenchement de la guerre. L’Iran jugeait par là que nous avions choisi de le combattre. Il se trompait, mais il est vrai que nous ne pouvions rester indifférents à la rupture de l’équilibre traditionnel entre le monde persan et le monde arabe, au détriment de ce dernier. Il s’en suivit des crises multiples qui sont dans vos mémoires : blocus de notre ambassade à Téhéran, violences verbales, violences physiques, attentats terroristes, otages détenus par Libanais interposés, rupture des relations diplomatiques. Il nous restait à faire front, ce que nous fîmes. A l’heure où je trace ces lignes, j’espère encore que la tragédie que vivent trois (ou quatre) de nos compatriotes à Beyrouth approche de sa fin.
– Au Liban précisément, la France, son amie, a vu se défaire à la fois un peuple, un pays, un Etat soudain séparés du dedans d’eux-mêmes par les distances extrêmes des passions de l’esprit. Nous sommes restés à ses côtés, désireux qu’un conseil, un signe, une présence pussent lui venir en aide.
– Nous serons encore là quand se jouera le prochain acte d’une pièce où l’on ne sait qui l’emportera de la haine ou de la pitié.
–
Nos rapports avec la Libye n’ont cessé d’être frappés d’un sceau singulier. Les ondes retentissent de menaces et de malédictions, parfois aussi de bruits de bottes ou de bombes, mais les ambassades continuent de recevoir à l’heure du thé. Le colonel Kadhafi envoie presque mécaniquement ses avions de guerre – achetés par brassées à la France des années 70 – voler dans le ciel du Tchad où campent des soldats français, obstiné, semble-t-il, à fourbir ses revanches. Nous avons fait la sourde oreille mais gardé l’oeil aux aguets. Pour la première fois en tout cas, depuis vingt ans, le Tchad est libre.
Liban, Libye, guerre du Golfe, nulle part la politique française ne s’est dissociée. En contrepoint, le terrorisme international a longtemps prétendu interdire à la France le libre champ de ses initiatives et de sa présence dans le monde. Peine perdue. Je me suis tu sur ce sujet. Mais je n’ai jamais libéré de terroriste. Le silence et la fermeté sont nos meilleures armes. Je n’en dirai pas plus aujourd’hui, sinon que cette ligne de conduite a été observée par le gouvernement (Je note que la sécurité en France a été assurée avec une grande continuité par les deux majorités contraires de mon septennat. L’opinion, peu à peu, s’en rend compte. Quand on a vu les dix-neuf inculpés d’Action directe dans le box, on s’est peut-être rappelé que quinze d’entre eux avaient été arrêtés avant l’arrivée de l’actuel gouvernement. La somme des mesures prises avant et après mars 1986 a fini par doter la police et la gendarmerie des moyens qu’elles réclamaient à juste titre pour réduire l’insécurité et combattre le terrorisme).
En politique étrangère, la principale difficulté vint de l’Europe. En qualité de chef de parti, le Premier ministre avait beaucoup ferraillé contre l’élargissement de la Communauté à l’Espagne et au Portugal, contre l’Acte instituant le Grand Marché, contre les quotas laitiers, contre l’augmentation du budget communautaire.
– Devenu chef de gouvernement, son premier mouvement avait été de persévérer dans ses refus : contre le programme de recherche communautaire (qui, avec Eurêka, lance l’Europe dans la compétition technologique), contre le doublement en cinq ans des fonds structurels (terme technocratique pour dire : aide aux régions pauvres de la Communauté), contre la maîtrise de la politique agricole commune décidée à Fontainebleau en 1984, contre un soutien financier conséquent au programme Erasmus (possibilité pour les étudiants de poursuivre d’une année sur l’autre leurs études dans les universités européennes de leur choix).
– Autant de redoutes qu’il fallut enlever une à une. Elles le furent. Dans un deuxième mouvement, en effet, le Premier ministre souscrivit, sans drame, à ce qu’il avait naguère condamné. On fit bonne figure à l’élargissement et les relations avec l’Espagne virèrent au beau fixe. L’Acte unique fut ratifié, le budget agricole maîtrisé plus sévèrement à Bruxelles qu’il ne l’avait été à Fontainebleau, les quotas laitiers rendus plus rigoureux, les ressources propres augmentées, la recherche communautaire financée, les fonds structurels quasiment doublés, le programme Erasmus adopté, les ressources budgétaires portées à 1,3 % du produit intérieur de la Communauté. L’accord final obtenu au Conseil européen de Bruxelles, au mois de février dernier, sur le paquet de mesures indispensables à la bonne marche de la Communauté jusqu’à l’ouverture du Grand Marché, résultat d’une bonne gestion de la « cohabitation » et d’une volonté devenue commune, au service de l’Europe. En rentrant ce soir-là à Paris, un regard derrière soi mesurait le chemin parcouru. On pouvait respirer. L’Europe était sauve.
En France, tout le monde, ou presque, est ou se dit européen. Il a fallu beaucoup de temps, de patience, d’espérance pour en arriver là. Les bons ouvriers de l’Europe qui l’ont rêvée, voulue, accompagnée et soutenue depuis le premier jour, parfois à contre-courant, ont de quoi se réjouir. Peu leur importe d’avoir eu raison avant les autres. Le principal est que l’Europe avance.
– Aujourd’hui la Communauté existe. Elle compte 320 millions d’habitants. Première puissance commerciale du monde, elle pourrait, si elle le voulait, devenir la première puissance scientifique et technologique, la première puissance agricole, et disputer au Japon et aux Etats-Unis le titre de première puissance industrielle. L’ECU, sa monnaie, pour peu que les Européens s’y décident, constituera avec le dollar et le yen l’un des trois pôles du nouvel ordre monétaire. Ses trésors d’art et de culture, ses dons de création et d’invention inspirent une civilisation toujours renouvelée.
– Mais la tâche est lourde. Faire vivre ensemble douze pays que l’Histoire a souvent divisés, parfois cruellement, exige une attention de chaque instant. On déplore ses retards, ses échecs dus à la pression d’intérêts nationaux qu’elle ne sait pas dominer, à son absence d’ambition pour elle-même. C’est vrai. On pourrait aussi bien admirer son étonnante réussite, au départ hasardeuse. Je ne vous en retracerai pas ici les étapes, sinon pour vous demander de réfléchir avec moi à celle qui nous attend, le 31 décembre 1992 (moins de cinq ans !), la naissance du grand marché intérieur.
Ce que sera ce grand marché, on le mesurera quand on saura que les frontières entre les douze pays de la Communauté tomberont, que les personnes, les marchandises, les capitaux et les services (assurances, moyens de transport, banques, etc.) circuleront et s’installeront librement partout en Europe, d’Athènes à Dublin, de Copenhague à Rome, de Hambourg à Madrid et ainsi de suite, avec la France en son milieu.
– Mais il ne s’agira pas seulement d’un marché, d’une zone de libre échange. Des politiques nouvelles (recherche, culture, environnement, espace social) s’ajouteront aux politiques existantes (agriculture, monnaie, transports, développement régional, pêche, technologie, lutte contre le terrorisme, etc.). La mutation de l’ECU en véritable monnaie de réserve, capable de tenir son rang aux côtés des autres monnaies internationales, et qu’une Banque centrale un jour ou l’autre gérera, se révélera nécessaire. Les fiscalités s’harmoniseront.
– Les institutions – commission, parlement, conseil – s’affermiront, un plus grand nombre de décisions seront prises à la majorité (au lieu de l’unanimité), l’union politique s’amorcera par la coordination des politiques étrangères. Tel est le contenu de l’Acte unique qu’en votre nom j’ai approuvé au mois de décembre 1985, à Luxembourg. Il n’a été prévu, ce que je regrette, ni l’allongement de la durée de la présidence du Conseil européen, ni un renforcement suffisant des pouvoirs du Parlement. Mais à chaque jour suffit sa peine.
On aura une idée du poids de la Communauté à son point de non-retour sur la scène du monde par la comparaison des moyens dont elle disposera face aux empires qui l’entourent. Un rapport de la Commission européenne, rendu public fin mars, estime que la réalisation du grand marché augmentera de 1400 milliards de francs la richesse de la Communauté (une somme supérieure au budget français) et provoquera, selon l’importance des mesures d’accompagnement, la création de deux à cinq millions d’emplois en quelques années. La croissance augmentera de plus de 4 %, les prix fléchiront de 6 %, et le chômage régressera. Ces brillantes perspectives valent ce que valent les travaux d’experts (en l’occurrence, les meilleurs) : une rigoureuse logique appliquée au devenir mouvant des sociétés n’intègre jamais tout à fait les variables, quand celles-ci dépendent de l’humeur des hommes. Seules, la volonté et la nécessité conjuguées peuvent, elles, réduire l’ampleur de ces variables.
Ayons une vue aussi claire que possible des dangers qui nous guettent. Si le grand marché n’est pas mieux protégé que ne l’est l’actuel Marché commun, les « extra-européens » se rueront sur les 320 millions de consommateurs que nous sommes et qui constituent le creuset le plus important du globe. Tarif ou pas, la concurrence interne, intracommunautaire durcit déjà. Or, nos échanges avec nos onze partenaires restent déficitaires : 57 milliards en 1984, 61 milliards en 1985, 59 en 1987. Non seulement les entreprises mais l’économie française tout entière, pour devenir compétitives, seront contraintes d’entamer une formidable remontée. Enfin, l’approche du grand marché commence d’aiguiser l’appétit des firmes étrangères désireuses d’acheter nos biens souvent fragiles au sein d’un tissu industriel émietté et vulnérable. Notre agriculture, qui a su en trente ans se hisser au premier rang en Europe, subit aussi bien des assauts. Les usines à lait, à viande qu’encouragent et développent plusieurs de nos voisins, n’ont plus que des rapports lointains avec l’Europe du Traité de Rome, fondée sur une certaine idée des relations de l’homme avec le sol, et des valeurs de civilisation qu’implique l’exploitation familiale agricole, paysage de la terre et paysage de l’âme. Ce n’est pas qu’il faille s’accrocher aux images d’un passé qui serait révolu. Mais quand on sait que ces usines prospèrent grâce aux fournitures américaines pour l’aliment du bétail et que celles-ci sont importées chez nous à des prix défiant toute concurrence parce qu’elles sont exemptées de taxes à nos frontières, on convient que les termes falsifiés de l’échange exigent du Conseil européen et de la Commission une autre conception et donc une autre politique que celles qu’ils pratiquent. Cela n’enlève rien au sentiment que j’ai que notre destin se joue dans l’Europe, par l’Europe, et j’emboîte le pas à Jacques Delors quand il alerte l’opinion : « Nous devons avoir pris, avant la fin de l’année ou au début de l’année prochaine, les décisions qui feront considérer le grand marché comme irréversible ».
Je me souviens de vous avoir dit, un soir de nouvel an : « La France est notre Patrie, l’Europe est notre avenir ».
– Eh bien ! je pense que nous n’avons pas suffisamment conscience, à l’heure actuelle, de l’effort d’adaptation et de modernisation que le passage à la libre compétition entre les Douze exigera de nous. On ne gagnera pas sur tous les terrains à la fois et au même moment. Au moins doit-on s’organiser pour gagner le plus possible, là où il faut. Une économie saine, des techniques de pointe, la cohésion sociale, qui suppose la réduction des inégalités, un enseignement général et une formation professionnelle de haut niveau nous en donneront l’instrument.
– J’en appelle à la volonté nationale, au sens de la grandeur, à notre capacité d’union au service des grandes causes, et l’Europe en est une. Pour qui croit à la France, l’enjeu est digne d’elle. Je m’y consacrerai.
Mais d’autres dimensions s’offrent à la Communauté : une défense commune, l’unité politique, l’espace social. Tout se tient. On ne peut concevoir une Europe solide si elle se révèle incapable d’assurer par elle-même la sécurité des peuples qui la composent. On ne peut non plus concevoir une défense commune sans l’autorité d’un pouvoir politique central. L’oeuvre sera de longue haleine. L’un des Etats de la Communauté, l’Irlande, est neutre, les onze autres appartiennent à l’Alliance atlantique. Mais cette alliance suffit pour le moment à la plupart d’entre eux qui se méfient de toute diversion.
– Seules l’Allemagne fédérale et la France ont osé franchir le pas. Grandes manoeuvres où leurs armées s’interpénètrent, stages bilingues où se forment leur officiers, brigade franco-allemande (4000 hommes) où s’esquissent les traits d’une armée commune, consultations régulières au sein d’un conseil de défense, le Traité de 1963 signé à l’Elysée par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer et qui a attendu vingt ans avant que le Chancelier Kohl et moi-même décidions la mise en pratique de ses dispositions militaires, nous donne un bon point de départ. Parallèlement, l’Union de l’Europe occidentale (UEO), seule instance où se retrouvent, hors de la présence des Etats-Unis, les grands pays européens (mais l’Espagne n’y siège pas), sort d’une très ancienne torpeur et vient d’adopter, à la demande de la France, une « plate-forme sur les intérêts européens en matière de sécurité ». En même temps, les débats sur l’OTAN, la nature de la dissuasion et le rôle de la France au centre de l’Europe s’amplifient. Tout indique que la défense commune de l’Europe occupera bientôt le devant de la scène.
L’unité politique n’a pas vraiment pris son essor. De temps à autre, un événement de caractère exceptionnel oblige les chefs d’Etat et de gouvernement à débattre de problèmes extra-européens : conflit israélo-arabe, guerre Irak-Iran, atteintes aux droits de l’homme. On y parle plus aisément de l’Afghanistan et du Cambodge que du Chili ou de l’Amérique centrale. L’Europe vit toujours à l’heure américaine. Cela tient à l’amitié réelle qui l’attache à son grand allié, à la communauté des idéaux démocratiques, à la nécessaire protection des Etats-Unis d’Amérique. L’Histoire va lentement. Elle ne forcera pas l’allure sans une puissante volonté politique. Souvenons-nous de l’appel de Charles-Albert, roi du Piémont, aux Italiens, le 23 mars 1848 : « L’Italie se fera par elle-même ». Oui, l’Europe se fera par elle-même – ou jamais.
Quant à l’espace social, la première fois que je prononçais ces mots dans un Conseil européen – c’était à la fin de 1981 -, une sorte d’effarement se peignit sur les visages. Un seul de mes partenaires, le Premier ministre danois, Joergensen, vint à la rescousse. Visiblement, les autres considéraient cette incongruité au mieux comme une faute de goût, au pire comme une provocation. Il est vrai qu’à leurs yeux, je tombais d’une planète maléfique où le sol brûlait sous les pas : l’union de la gauche en France désormais au pouvoir.
– Qu’avais-je à porter le feu dans ce palais à l’air conditionné où l’on n’entendait ni la rumeur du monde ni le bruit de la rue ? Mais le temps a passé. L’espace social a franchi tous les degrés de l’honorabilité, s’il n’a pas encore franchi le premier degré de la réalité. Il est là. On ne peut plus l’ignorer, il faudra le remplir ou bien les travailleurs d’Europe détourneront la tête et ces regards absents livreront la Communauté à la solitude des mourants. Tandis qu’avec le grand marché les langues se délieront. Impossible désormais de taire les mots tabous : salaires, protection sociale, temps de travail, conditions de travail et le reste.
Une remarque enfin. Les sciences et les techniques capables d’assurer à l’homme la maîtrise de la matière transcendent le quant-à-soi politique. Quand j’ai lancé le projet Eurêka, je n’imaginais pas qu’aussi vite dix-huit pays d’Europe, six de plus que n’en réunit la Communauté, s’associeraient pour traduire la recherche en actes industriels. Déjà l’Agence spatiale européenne, avec Ariane et ses programmes de vols habités, regroupait quatorze pays, le CERN, qui, à Genève, étudie la physique des particules, quatorze, le JET `Joint européen TORUS` (fusion thermonucléaire par confinement magnétique) implanté à Culham, Angleterre, quatorze , l’Observatoire austral européen qui possède au Chili le plus grand télescope du monde, huit, le laboratoire européen de biologie moléculaire d’Heidelberg, Allemagne fédérale, quatre, la soufflerie cryogénique de Cologne, spécialisée dans l’aérodynamique des avions et des engins spatiaux, quatre, l’Institut Laüe-Langevin de Grenoble et sa source de neutrons, quatre, Airbus à Toulouse, quatre encore.
– Il est urgent que voie aussi le jour le projet d’Eurêka audiovisuel que j’ai proposé pour permettre aux pays européens qui le souhaiteraient de produire eux-mêmes les images et les programmes qu’aujourd’hui ils importent massivement des Etats-Unis et du Japon.
– Ajoutons les grands travaux d’infrastructure, au premier rang desquels on trouve le projet de tunnel sous la Manche lancé conjointement par Mme Thatcher et moi-même au début de 1986, ou encore les Trains à Grande Vitesse qui relieront de grandes métropoles européennes.
Cette liste n’est pas complète. Mais elle est suffisamment instructive pour qu’apparaisse, au-delà de l’Europe de la Communauté, l’Europe telle que l’histoire et la géographie la désignent et qui prend, à son tour, le chemin d’un commun destin. La Suède, la Suisse, la Norvège, la Finlande, l’Autriche participent. L’Union soviétique désire contribuer à certaines recherches d’Eurêka. La Hongrie, la Yougoslavie, la Turquie négocient des accords préférentiels avec la Communauté.
– On assiste à l’immense brassage d’une Europe qui revient d’une longue absence. Aucune occasion d’aller plus loin ne doit être manquée. Le rêve d’Etats-Unis d’Europe qui, depuis près de quatre siècles, hante l’imagination de quelques visionnaires, commence d’éveiller la conscience des peuples.
– Il n’est pas indifférent pour les Français de savoir si leur Président y pense ou non. Eh bien, j’y pense et je le veux.
La paix dépend d’abord de l’équilibre des forces entre les blocs militaires qui, malheureusement, quarante-trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, demeurent face à face. Que l’un de ces blocs prenne l’avantage sur l’autre ou que l’autre le craigne et le conflit Est-Ouest devient possible.
– C’est pour sauvegarder l’équilibre des forces, menacé par l’installation en Union soviétique de nouvelles armes nucléaires, les SS 20, capables de détruire en un quart d’heure la totalité des dispositifs de sécurité de l’Europe de l’Ouest, mais d’une portée insuffisante pour traverser l’Atlantique, ce qui montrait bien à qui elles étaient destinées, qu’en 1983, à Bonn, devant le Parlement de la République fédérale d’Allemagne, j’ai demandé l’implantation en Europe des fusées américaines Pershing II, capables à leur tour d’atteindre le territoire soviétique.
– C’est par le même raisonnement, mais en sens inverse, qu’en 1987, j’ai approuvé sans réserve l’accord de Washington signé par MM. Reagan et Gorbatchev en vue d’éliminer, sous contrôle mutuel, l’intégralité de leurs missiles nucléaires de moyenne portée, allant de 500 à 5 500 kilomètres.
– C’est encore ce raisonnement qui m’a conduit à décliner l’invitation faite à la France par M. Reagan de participer à la préparation de la « guerre des étoiles », qui transporte dans l’espace la course aux armements.
– Mais l’équilibre sans le désarmement ne résoud rien. Les deux plus grandes puissances possèdent, chacune, près de cinquante mille charges nucléaires, de quoi faire sauter la terre. Il faut qu’elles désarment. L’accord de Washington qui vise moins du dixième de leur arsenal nucléaire va dans la bonne direction. Cela ne suffit pas. MM. Reagan et Gorbatchev envisagent maintenant de diminuer de 50 % leurs armes stratégiques. Nous devons les encourager. Mais en raison de la supériorité soviétique dans les armes classiques (avions, chars d’assaut, canons, etc.) et chimiques situées en Europe, l’urgence, pour nous, Européens, est d’obtenir d’une négociation qu’elle établisse l’équilibre dans ce domaine comme dans les autres. J’ai défendu cette thèse dans les enceintes internationales où je me suis rendu et les dirigeants de l’Alliance atlantique l’ont adoptée au récent « sommet de Bruxelles » qui les a réunis.
– Pourtant des voix s’élèvent un peu partout pour enrayer ce processus qui accroît, disent-elles, notre insécurité. Elles expriment à la fois de puissants intérêts et de vraies convictions.
– Permettez-moi d’insister, mes chers compatriotes. Il s’agit là d’un choix capital, l’un des plus importants de l’époque, et ce choix vous devez le faire vous aussi. Je vous ai exposé ma façon de penser : ou bien le désarmement global, simultané et contrôlé, sera poursuivi et la paix gardera ses chances, ou bien la course au surarmement reprendra, avec, au bout, la guerre. Dans une telle affaire il n’y a pas de juste milieu.
– Bien entendu, tant que Russes et Américains n’auront pas franchi les étapes décisives que nous sommes en droit d’espérer dans la destruction de leurs armes, et il y faudra du temps, la vigilance, pour nous Français, s’imposera. Fidèle à ses alliances et forte de sa propre stratégie autonome, fondée sur la dissuasion nucléaire, la France maintiendra sa règle d’or : le désarmement et la sécurité sont les deux faces d’une même pièce. On ne peut avoir l’une sans l’autre. Mais partout où elle pourra se faire entendre, elle travaillera pour la paix.
Il faut s’en convaincre : le fossé, qui s’élargit, entre les pays riches et les pays pauvres, représente pour l’humanité un risque plus pressant que la menace nucléaire, car celle-ci peut être contrôlée tandis que celle-là échappe encore à tout remède. L’extrême pauvreté croît en Afrique, en Amérique latine et dans de nombreuses régions d’Asie, engendrant guerres, révolutions, famines, épidémies. La misère naît de la misère, comme s’il était fatal que deux milliards d’êtres humains descendent les marches de l’enfer. Les causes de cet état de choses sont multiples, causes naturelles (rigueur du climat, aridité des sols, ravages des eaux), causes sociales (manque d’organisation administrative, technique ou médicale, dérèglement démographique), causes économiques (spéculation des places financières du Nord sur le cours des matières premières du Sud, destruction des forêts, absence d’industries de transformation capables d’exploiter sur place les richesses du sol et du sous-sol, poids de la crise mondiale), causes politiques (l’ordre des dictatures plaqué sur le désordre des économies).
– Afin de survivre les pays pauvres s’endettent puis s’endettent de nouveau pour honorer leurs dettes dont les remboursements dépassent en valeur les prêts qu’ils reçoivent. Il n’est pas excessif d’écrire que les pauvres financent les riches puisque, tous comptes faits, on a constaté l’an dernier que les transferts financiers du Sud au Nord ont dépassé de 30 milliards de dollars les transferts financiers inverses. Cruelle vérité : ce sont les pauvres qui nous aident.
– Si l’Europe souffre de la crise de l’économie occidentale, de ses taux d’intérêts, de ses déficits, de son gâchis, de son protectionnisme, de son chômage, de ses bourrasques monétaires et boursières, les pays pauvres en souffrent davantage. C’est le cas de l’Afrique noire qui voit baisser d’un quart en un an ses recettes d’exportation et s’effriter l’espoir d’accéder à l’autosuffisance alimentaire. Si l’Afrique consacre ses maigres disponibilités en devises à importer des céréales, du sucre ou des produits laitiers, il ne lui restera rien pour importer les machines et les techniques qui lui sont nécessaires ; et l’aide alimentaire elle-même deviendra pernicieuse parce qu’à la longue elle dissuadera de produire.
Aux sommets des sept plus grands pays industrialisés, au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale, un peu partout, on a tourné ces deux questions dans tous les sens : faut-il créer de nouvelles liquidités destinées au tiers monde ? Pourquoi les pays qui disposent d’excédents financiers comme le Japon et l’Allemagne n’en useraient-ils pas au bénéfice des pays pauvres ? Une autre approche m’a amené, après MM. Edgar Faure, Giscard d’Estaing et Pierre Mauroy, à soumettre aux Nations unies l’idée d’affecter au développement les ressources que dégagera le désarmement. C’était sans doute prématuré. J’ai le sentiment désormais qu’il n’y a pas d’autre issue qu’un plan mondial de développement qui serait à l’économie du tiers monde ce que le plan Marshall a été à la construction de l’Europe.
– J’espère qu’on se souviendra alors de cette réflexion du Professeur Gros : « La qualité des échanges Nord-Sud dépendra de la façon dont seront transférés la connaissance scientifique, le savoir-faire et les technologies tout autant que l’argent et les ressources alimentaires. La plupart des solutions aux pénuries les plus criantes existent dans les biotechnologies, en biomédecine ou, pour certains, dans une agriculture assistée par télédétection… »
– Quant à la France, elle refuse l’indifférence où s’enferment ses partenaires.
– En proportion de son revenu national elle fournit aux pays les plus pauvres l’aide la plus importante, loin devant les Etats-Unis et le Japon.
– Si cette aide stagne aujourd’hui à 0,54 % de notre produit intérieur brut, elle a, de 1981 à 1985, progressé de façon constante.
– En 1988, il faudra rétablir la courbe interrompue qui nous mènera sous peu d’années aux 0,7 % demandés par les institutions internationales et auxquels nous nous sommes engagés. Mais, comparés aux 0,23 % américains et aux 0,24 % japonais, on admettra que nous ne faisons pas mauvaise figure.
– En raison des responsabilités particulières qui sont les nôtres en Afrique, j’avais beaucoup insisté pour qu’une session spéciale des Nations unies fût consacrée à ce continent. La session s’est tenue, a pris des résolutions. Hélas, rien n’a suivi. Et le mal s’étend. Comment ne pas envisager le problème autrement ? D’autant plus que l’endettement des pays pauvres jette une lumière crue sur leur dénuement chronique. Je continue de recommander l’annulation de nos créances sur les plus pauvres, des aménagements de toute sorte pour la dette des autres, et de lier les modalités de remboursement aux variations des cours des matières premières. Il y a quelque chose d’insupportable dans ce paradoxe qui veut que l’ajustement financier bloque le développement économique et humain qu’il a pour objet de favoriser.
– Devant cette carence, les esprits généreux se cabrent. Des milliers de jeunes aspirent à donner quelques années de leur vie et beaucoup de leur peine aux formes diverses de coopération. J’ai rencontré, au Burkina Faso, des volontaires envoyés par le Centre national des jeunes agriculteurs afin de diffuser les techniques des petits travaux hydrauliques. Au-delà de l’acte matériellement utile, on sentait que se nouaient des solidarités où l’âme avait la meilleure part.
– Ecrivant cela qui paraîtra peut-être très éloigné de nos propres problèmes, je suis sûr d’être compris par celles et ceux d’entre vous qui veulent vivre leur idéal. Mais il ne s’agit pas que de beaux sentiments. C’est aussi notre intérêt, à nous, pays du Nord, dont les marchés se rétrécissent, que d’ouvrir aux échanges internationaux des centaines de millions d’hommes, prêts à produire, à transformer, à acheter et vendre, à consommer.
– Le tiers monde n’est pas un autre monde. Comme il est écrit dans un livre célèbre : « Nous n’avons qu’une terre », et nous en sommes responsables.
Contrairement aux thèses que répandent des polémiques sectaires, la majorité de 1981 a laissé la France de 1986 en meilleur état qu’elle ne l’avait trouvée. Une exception majeure, le chômage dont la dégradation a été constante, ou presque, avant, pendant et après la gestion socialiste. Je ne ferai le procès de personne. Plutôt que de se perdre, de part et d’autre, dans les anathèmes, on ferait mieux d’analyser pourquoi, à partir de 1974, il s’est installé dans notre société, pourquoi il s’est aggravé et pourquoi il s’aggrave encore.
– La santé de notre économie repose largement sur la santé des entreprises. Or, les pays où la technologie est la plus avancée et qui possèdent une base industrielle forte sont ceux qui comptent le moins de chômeurs ; là où l’on ne craint pas l’évolution des habitudes et des techniques, la prospérité revient plus vite qu’ailleurs. C’est vrai du Japon, des Etats-Unis, de l’Allemagne. La lenteur d’une société à épouser le mouvement incessant des idées et des faits, à diffuser les progrès de la science dans la vie quotidienne, et donc le temps qu’il faut pour adapter la production à la demande nouvelle, temps dramatiquement perdu pour les entreprises et pour les travailleurs rejetés hors de la compétition pour cause de désuétude, voilà ce qu’on appelle la crise. Prise aux mirages de la croissance de l’après-guerre et alourdie par des structures et des modes de penser d’une autre époque, la société française s’est réveillée trop tard. Sortie de sa torpeur, elle bouge ou veut bouger. Se pose alors cette question : que faire ? La réponse vient aussitôt : former les hommes, privilégier la recherche et, grâce à ces deux apports, moderniser l’appareil industriel. Du moins, pour commencer.
Toutes les familles politiques françaises font de l’éducation et de la formation leur priorité. Cette unité de vue me remplit d’espoir. Elle m’apparaît comme le prélude, au-delà des préférences doctrinales, d’un consentement national sur un sujet majeur. Le Collège de France que j’avais consulté et qui m’avait remis en 1985 un remarquable rapport intitulé Propositions pour l’enseignement de l’avenir, avait insisté sur l’importance qu’il y aurait à abolir les hiérarchies traditionnelles entre la science pure et la science appliquée, l’enseignement général et l’enseignement professionnel, les travaux de l’esprit et les travaux manuels. La conquête de l’avenir ne peut qu’être le fruit d’un élan national, toutes forces confondues.
– Je n’ai pas à décider du nombre de jeunes diplômés qu’il faudrait à la France en l’an 2000, ni du niveau et du déroulement de leurs études, même si je pense qu’il n’était pas juste, à la fin de 1986, de dresser un nouvel obstacle, après le bac, devant les lycéens désireux d’entrer à l’université. Mais je sais que l’Etat doit payer d’exemple et placer au premier rang de ses impératifs budgétaires celui de l’éducation nationale, quitte à comprimer ses autres dépenses quelle qu’en soit l’importance. Les estimations sérieuses fixent à 15 milliards, d’ici à 1992, l’augmentation minimale des crédits nécessaires à la modernité des enseignements, à la revalorisation de la fonction enseignante, à la qualité des équipements.
J’ai également retenu, parmi les suggestions intéressantes, la création d’un crédit-formation offert aux jeunes qui auraient besoin d’une ou deux années de formation supplémentaires pour acquérir une qualification professionnelle, faute d’avoir disposé, à seize ou dix-sept ans, du temps d’école suffisant. D’autant plus que la demande de ces jeunes est forte. Visitant il y a quelques semaines une école publique de Belleville, comme je m’étonnais de la qualité du langage et des connaissances d’une classe de cinquième qui comptait trente-quatre élèves, tous enfants d’immigrés et de seize nationalités différentes, les deux instituteurs auxquels était dû cette sorte de miracle se bornèrent à dire : « Ils ont soif d’apprendre ». J’en parlai à l’un de mes amis, professeur dans un CEG de province, en observant que ces fils et filles d’immigrés, en France depuis peu, avaient sans doute, plus que d’autres, la volonté de prouver ce qu’ils valaient, d’entrer par la grande porte dans la société des adultes. « C’est le même phénomène chez moi, avec des élèves très enracinés dans le terroir local, me répondit-il. Vous ne pouvez imaginer à quel point ils aiment l’école. Ils savent que tout passe par là. Ils ont envie de réussir. Je comprends cela comme une révolution de nos mentalités ».
– Encore la formation ne s’arrête-t-elle pas à la jeunesse. Elle est l’affaire de toute la vie, pendant l’activité professionnelle, pour s’adapter aux changements technologique ou aux changements de métier, après l’activité professionnelle pour qui veut continuer d’être utile. La loi sur l’éducation permanente de 1971 que l’on doit à Jacques Delors compte parmi les plus grandes lois du dernier demi-siècle. La puissance d’un pays dépendra moins, demain, de ressources naturelles et de richesse financière que de matière grise.
J’entendais, lors d’une conversation amicale, quelqu’un dire : « Si la France veut réussir, la recherche doit devenir l’enfant chéri de la République ». La formule m’a fait sourire. Mais elle m’a plu par sa simplicité. La recherche est la marque même de l’esprit de l’homme, curieux de connaître, pour les maîtriser, les secrets de la matière. Sans elle, pas de progrès intellectuel, spirituel, esthétique, matériel. C’est elle qui a provoqué l’extraordinaire bond en avant de la productivité agricole. Elle explique la place d’un pays dans le palmarès international de la production industrielle. Ne craignons pas, ne critiquons pas la recherche-qui-ne-trouve-rien. De la masse des investigations sort la découverte, la recherche-qui-trouve. Prenant la parole devant la Commission « Science et Technologie » de la Conférence des lauréats du prix Nobel qui s’est tenue à Paris cet hiver, le Pr. Dausset, lui-même prix Nobel de médecine, et plusieurs de ses collègues avaient exposé à leurs auditeurs, dont j’étais, les progrès stupéfiants de la recherche fondamentale en génétique. Il devenait possible, selon eux, de déceler par l’examen des deux filaments lovés à l’intérieur de chaque cellule de notre organisme, les carences du corps humain et d’y porter remède. Certes, nos savants en sont encore à s’interroger sur la signification des caractères (il en est plus de trois milliards) que compte chacun des filaments. Mais ils en savent de jour en jour davantage, au point que des laboratoires japonais ont déjà conçu des méthodes pour faciliter le diagnostic, ce qui leur ouvrira bientôt un marché gigantesque. Rien ne devrait être plus important à l’homme que sa longévité. Eh bien non ! Mener à bien cette recherche coûterait moins cher que le voyage sur la lune. Mais aucun de nos pays d’Europe n’y consacre une part sérieuse de son budget.
– Cet exemple, que je pourrais étendre à d’autres disciplines telles que la biologie, la physique des solides, l’optique fondamentale et tant d’autres, fera comprendre pourquoi je souhaite que soient davantage aidés, encouragés, les instituts, les laboratoires, les centres d’essais, que les grands établissements comme le CNRS (Centre national de la recherche scientifique), l’INSERM (institut national de la santé et de la recherche médicale) et l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) prennent rang parmi les principaux acteurs du renouveau français. Au lieu de cela, dès l’arrivée au pouvoir de la nouvelle majorité, des coupes sombres ont été opérées dans les crédits affectés à la recherche civile, les abaissant de 4 %. Quant aux crédits du CNRS, qui a échappé de justesse au démantèlement, ils ont diminué de 3 % entre 1986 et 1988. Le devoir du prochain gouvernement sera de corriger cette tendance, d’autant plus que les entreprises françaises ne réservent qu’une modeste place à la recherche et aux chercheurs. Cinquième pays industriel du monde, la France n’arrive qu’au septième rang pour le nombre de ses chercheurs par -rapport à sa population active. Mauvais signe.
– Souvenons-nous qu’humble ou célèbre, académique ou marginal, le chercheur est comme la pointe de diamant d’une société avide d’accéder aux formes supérieures du savoir et, par là, du progrès.
Il est temps, en effet, de prendre la mesure de l’enjeu. Considérons l’économie mondiale : on n’y voit qu’un champ de bataille où les entreprises se livrent une guerre sans merci. On n’y fait pas de prisonnier. Qui tombe, meurt. A l’instar de la stratégie militaire, le vainqueur s’inspire toujours de règles simples : la meilleure préparation, les mouvements les plus rapides, l’offensive sur terrain adverse, de bons alliés, la volonté de vaincre.
– Appliquons ces principes à notre propre économie. La meilleure préparation conduit à disposer d’un plus grand nombre d’hommes et de femmes hautement qualifiés (la formation) et d’un armement industriel et scientifique supérieur à celui d’en face (la recherche). L’économie a besoin de savants. Les mouvements les plus rapides s’obtiennent par une créativité incessante. L’invention, l’innovation provoquent la surprise et donnent l’avantage (technologies de pointe). L’offensive sur le terrain adverse signifie que, pour survivre, on ne peut rester chez soi, que la conquête des marchés extérieurs protège le marché intérieur (exporter, s’implanter à l’étranger). De bons alliés, on n’en trouve pas beaucoup. N’oublions pas que la guerre est totale et qu’elle est générale.
– Mais il est des intérêts communs, des ententes obligées, une marche de l’Histoire. Des liens multiples nous unissent déjà à nos proches voisins. Renforçons-les (construire l’Europe). Enfin, la volonté de vaincre. On la puise dans la certitude que rien n’est négligé, ni la formation, ni la recherche, ni l’innovation, ni l’occupation du terrain, ni les réserves, ni les renforts. Et surtout dans la cohésion du corps de bataille, je veux dire, abandonnant la paraphrase, dans la cohésion sociale au sein de l’entreprise (le dialogue et le partage).
– J’espère que la comparaison ne vous paraîtra pas forcée. Je l’ai faite parce que, nous, Français, devons savoir ce qui nous attend si nous n’y prenons garde. On ne gagne que par l’effort. Le relâchement ne pardonne pas. Il y va du sort du pays.
Mais ce que je viens d’écrire ouvre une autre discussion : que sont, que doivent être, dans ce combat les rôles respectifs de l’Etat et de l’entreprise ? S’opposent-ils ? Se conjuguent-ils ? Leur dualité nuit-elle au succès commun ? L’opinion que j’en ai se fonde sur l’expérience. Le public et le privé ne peuvent être dissociés car l’économie française est mixte par nature. L’accès à la compétitivité internationale serait le plus souvent interdit aux entreprises sans la promotion des technologies avancées que l’on doit à l’Etat. Elles bénéficient de la formation que l’Education nationale dispense aux jeunes, formation qu’elles adaptent, perfectionnent chez elles ou par des stages extérieurs, pour une meilleure qualification de leur personnel. C’est le passage du témoin. A chaque stade de la production, la coopération entre universitaires et industriels se révèle toujours salutaire.
– Les retombées de la recherche en effet servent indifféremment aux entreprises publiques ou privées. Songeons que les sociétés américaines de construction d’avions comme Boeing, modèle du grand capital fier de l’être, reçoivent 73 % de crédits d’Etat pour leurs études et recherches. Aux Etats-Unis ! Dans le sanctuaire de l’économie libérale ! La plupart des géants de l’industrie américaine sont dans ce cas. Il en va de même en Europe. Au Japon. Et en France. 37 % de la dépense de recherche des Etats membres de l’OCDE, c’est-à-dire des plus puissants pays industriels de la planète, sont destinés aux entreprises privées. Une forte part de la recherche des sociétés françaises Matra, Dassault, Thomson, CGE est financée sur fonds publics. Sans le plan Dreyfus de 1981, notre industrie textile aurait sombré. Cette contribution de l’Etat à l’industrie privée ne me scandalise pas. Au contraire. Mais j’estime que l’emploi de ces milliards payés par les contribuables mérite d’être suivi de plus près par l’Etat.
– Vous connaissez la querelle du « tout Etat » et du « moins Etat ». Eloignons-nous des excès de langage habituels à ces sortes de controverses. Il y eut des périodes où il fallait lutter contre le « tout Etat », envahissant, ennemi des différences, ignorant l’âme des choses et des gens. Il est aussi des périodes – où nous sommes – où il convient de se méfier du « moins Etat » qui glisse vite au « pas d’Etat du tout », alibi des affaires qui ne supportent pas la lumière du jour, invitation aux razzias officielles sur le patrimoine national. On pense aux choix des « noyaux durs ».
Ne croyez pas que ce soient les socialistes qui aient inventé l’étatisme. Il existait bien avant eux. De l’ancienne monarchie à la fin de la IIIème République, l’Etat, puissant et rassembleur, apparaissait comme l’instrument privilégié de l’unité française. L’école publique a fait le reste qui a répandu l’usage de notre langue alors que jusqu’aux années 1880, les deux tiers de nos compatriotes ne la parlaient pas. Ajoutons que la classe dirigeante issue de la première révolution industrielle, celle du XIX siècle a fait de l’Etat sa chose en le plaçant à son service, tandis que la haute administration rangeait la France et les Français dans ses tiroirs. On réglait de Paris les affaires de Landerneau. On se cooptait, on se succédait à l’intérieur des mêmes sphères. C’est le dirigisme qui a inventé le contrôle des prix, le contrôle des changes, le contrôle du crédit, le règne des circulaires, les échafaudages de procédures, l’anonymat des hiérarchies, les cloisonnements à l’infini. Je ne condamne pas l’affirmation souveraine de l’Etat, en tous temps, en tous lieux, loin de là. J’aurais, me semble-t-il, agi de même pour forger l’armature qui, de Philippe-Auguste à Colbert, des Jacobins à Bonaparte et Gambetta, Clemenceau et de Gaulle, a permis à la plus vieille nation d’Europe de s’édifier puis de durer et de réunir en elle-même, jusqu’à nous, les vertus du passé et les promesses de l’avenir. Mais les sciences, les moeurs et les modes ont bougé. Ne prenons pas de retard sur le siècle. Riches de notre unité, soyons riches de nos différences. N’étouffons rien chez nous de ce qui vit, de ce qui crée. Le danger pour la France n’est plus où il était. Diffuser la responsabilité directe partout où l’on vit, partout où l’on travaille, donne à la liberté son véritable contenu. De là, la décentralisation, oeuvre maîtresse des débuts de mon septennat. En l’imposant, le gouvernement de Pierre Mauroy a mis à mal le « tout Etat ». Le « moins d’Etat » se porte mieux. Mais, attention ! la démocratie a grand besoin de vigilance.
Vous trouverez peut-être contradictoire la double démarche qui nous a conduits en 1981 à élargir le champ du secteur public par des nationalisations tandis que, par la décentralisation, nous avons multiplié les contre-pouvoirs destinés à tenir tête à la même puissance publique. Je vous demande plutôt d’y voir une cohérence. Elle procédait à la fois de l’idée qu’il était normal de transférer à la Nation des entreprises qui ne vivaient que de l’Etat ou qui ne produisaient que des biens nécessaires à la Nation, et de l’idée qu’étendre le pouvoir de l’Etat devait être compensé par de nouvelles institutions. Aussi n’avons-nous pas seulement fait éclater le pouvoir politique entre l’Etat et les collectivités locales, mais encore tenté d’offrir aux entreprises des partenaires à leur niveau, capables de décider avec elles, d’organiser entre elles une stratégie économique. Quoi qu’il en fût, les nationalisations ont économiquement et financièrement réussi. Elles ont sauvé celles des grandes entreprises que leurs propriétaires privés avaient saignées à blanc et que, faute de projet, certains s’apprêtaient à vendre à des multinationales étrangères. Leur valeur marchande a doublé, triplé en cinq ans, ce qu’a amplement démontré leur prix de vente à l’heure des privatisations. Elles ont servi à remodeler les secteurs en crise et ont constitué un fer de lance qui nous manquait. Je continue de regretter qu’on n’ait pas créé à l’époque, à partir de capitaux publics, un secteur puissant de la machine-outil, dont l’absence aujourd’hui est cruellement ressentie par notre économie. Mais, puisque les Français, par leur vote de 1986, ont préféré une autre direction, laissons s’apaiser les bouillonnements que le va-et-vient nationalisations-privatisations ne prolongerait pas sans dommages. Annonçant ma candidature à la télévision, j’ai dit qu’élu, j’arrêterai le ballet. Je ne conseillerai pas, en effet, au futur gouvernement, s’il en était tenté, d’alourdir le dossier. Le délai qui nous sépare du grand marché européen est trop court pour que soit pris le risque de bouleverser à nouveau le paysage économique. D’autres échéances, d’une autre gravité, requièrent la mobilisation des énergies françaises. Il est temps que la Bourse redevienne le lieu où l’épargne s’investit pour créer et bâtir, et que cesse de triompher une économie de spéculation à courte vue.
Une question d’Albert du Roy à Michel Rocard, lors d’une récente émission télévisée d’Antenne 2, a bien cadré le débat : « Où se trouve l’influence, demandait du Roy, que l’Etat socialiste ou l’Etat social-démocrate veut exercer sur le monde de l’entreprise, de l’industrie, de la finance pour mener sa politique, sa stratégie industrielle ? » A quoi Michel Rocard répondait : « Dans la fiscalité, dans le crédit, dans les négociations des accords internationaux, dans la participation financière aux grandes aventures industrielles de long terme, qui, sans fonds publics, ne se font pas : l’espace, le nucléaire civil éventuellement, l’aviation lourde, Airbus, l’exploration des fonds marins, les biotechnologies et puis, dans les contrats de recherche… » J’ajouterai, mais Michel Rocard l’a observé ailleurs, que l’anarchie financière, les OPA sauvages ou l’inobservance, désastreuse pour la création française, du cahier des charges des sociétés audiovisuelles, justifieront l’intervention régulatrice de la puissance publique. Quant au plan, ce moyen pour la Nation de ramasser ses forces autour d’objectifs dominants, on lui restituera l’esprit et les moyens de la mission confiée naguère à Jean Monnet par Charles de Gaulle.
Bien entendu, la santé des entreprises s’épanouit ou se détériore selon la façon dont l’Etat les traite : plus ou moins d’inflation, des taux d’intérêt de l’argent plus ou moins élevés, plus ou moins de charges.
– Du côté des prix, l’indéniable succès des gouvernements socialistes qui, partis en 1980 d’une hausse annuelle de 13,6 % sont arrivés à 3 % – comblant dans les six derniers mois l’écart qui nous séparait de l’Allemagne fédérale -, a laissé au gouvernement suivant une situation favorable qui, après quelques à-coups, en 1986, s’établit aujourd’hui à une inflation de 2,4 %. Cette continuité, trop rare, offre à nos entreprises d’excellentes conditions pour affronter la concurrence. Marquons d’une pierre blanche ce redressement, dû à l’action de deux majorités contraires.
– La hausse de l’intérêt de l’argent, cause majeure de nos difficultés, découle de l’invraisemblable désordre qui règne dans l’économie du monde occidental, désordre dû en premier à l’égoïsme à courte vue américain. Il serait excessif d’attribuer à l’actuel gouvernement une responsabilité qui n’est pas la sienne, même si, peu sûr du bien-fondé de son autosatisfaction chronique, il a dû imposer à notre économie des taux réels trop élevés. L’effort du gouvernement futur, au sein des instances internationales, comme à l’échelle française, devra d’abord porter sur ce point.
Enfin, la somme des impôts et des charges sociales (ce qu’on appelle les « prélèvements obligatoires ») atteint un tel niveau que l’envie – et le moyen – d’entreprendre disparaît. De 1974 à 1981, je m’inquiétais de leur montée constante, près de 1 % chaque année. Quand vous m’avez élu, ils représentaient un peu moins de 42 % du produit national. Je me suis promis d’y mettre un terme, mais n’ai pu endiguer le flot aussi vite que je l’aurais voulu. Nous y sommes parvenus en 1985, grâce à Laurent Fabius et à Pierre Bérégovoy. Pour la première fois depuis longtemps, vos charges ont cessé d’augmenter. Les statistiques officielles ont même enregistré une légère baisse. Malheureusement l’embellie n’a duré que deux ans. En 1987, les prélèvements obligatoires ont repris le chemin de la hausse. Avec 44,7 % du revenu national, ils viennent de battre le record absolu de l’histoire de notre République ! Certes la masse des impôts a baissé ces dernières années, mais moins que n’ont augmenté les contributions sociales. Comme celles-ci sont proportionnelles au revenu, les foyers modestes et moyens – cadres en particulier – auront vu leur budget s’alourdir alors que les 150000 contribuables les plus riches auront eu à payer 15 milliards de moins. Lourdes charges d’une part, injustice de l’autre, c’est trop. Aussi inviterai-je la prochaine équipe gouvernementale, quelles que soient ses tendances, à une conception plus raisonnable des choses. Mais il lui faudra du courage. Les promesses de l’équipe sortante, avant et pendant la campagne électorale, ne sont pas financées. Il sera difficile d’amorcer la décrue sans risque d’impopularité. C’est exactement ce dilemme qu’une démocratie doit éviter sous peine de s’exposer à des tensions dangereuses. Mon devoir est de vous le dire.
Beaucoup de gens me pressent de faire connaître dans le détail ma politique fiscale. Je ne pense pas que ce soit la mission du Président de la République que d’établir le budget de la France aux lieu et place du Premier ministre, du ministre des finances, du gouvernement et du Parlement. Mais j’indiquerai, pour que tout soit clair entre nous, les grandes lignes de ce que je crois souhaitable. D’abord, et cette observation va de soi après les lignes qui précèdent, s’il n’est pas vrai que vos charges, comme on vous le promet, diminueront au rythme régulier de 1 % pendant dix ans, on n’en doit pas moins rechercher le moyen de les ramener à un niveau plus bas. Pour les impôts, cette démarche sera facilitée par l’harmonisation, dans le cadre du grand marché, des taux de TVA européens, ce qui fera baisser les nôtres, au rythme des marges de manoeuvre budgétaires qui pourront être dégagées. L’exigence communautaire, mais aussi celles de la justice fiscale et de la désinflation, y trouveront leur compte. Pour nos entreprises, qui ont à se muscler d’ici à 1992, j’envisage une aide fiscale à l’investissement sous forme, par exemple, de crédit d’impôt, à moins que ne soient préférées des réductions d’impôt sur les sociétés lorsque les bénéfices sont réinvestis sur place. L’exonération fiscale des entreprises nouvelles dans les premières années suivant leur création, que l’actuel gouvernement a supprimée, me paraît devoir être rétablie. La taxe professionnelle, que j’avais appelée l' »impôt stupide », lorsqu’elle a été adoptée en 1976, mériterait d’être encore remaniée. Mais, au cours de mon septennat, l’Etat a pris en compte plus de 25 % du total de la charge qu’elle représente pour les entreprises, ce qui est déjà beaucoup.
– Quant à l’impôt sur le revenu, mieux vaut, me semble-t-il, rester au point où nous en sommes. Ne brassons pas toujours la même eau. Sachez que la baisse que d’autres vous promettent ne concernerait qu’1 % d’entre vous, ceux disposant de revenus très élevés.
– Je prévois, enfin, le retour dans notre législation de l’impôt sur les grandes fortunes. Ainsi le bénéfice d’un impôt sur le capital se sera-t-il pas laissé à la Suisse, à l’Allemagne fédérale, aux Pays-Bas et à l’Autriche ! Il sera bon de ne pas élargir le champ des foyers assujettis à cet impôt et d’intégrer l’inflation dans le calcul de l’abattement à la base. Il frappera donc, comme en 1985, quelque 100000 personnes, les plus riches, son produit servant à financer une large part du revenu minimum d’insertion que recevront les nouveaux pauvres.
Ainsi la modernisation fiscale que nous impose l’Europe se fera-t-elle dans la justice. Elle demandera aux prochains dirigeants une résolution sans faille, car il leur faudra tailler dans le vif des dépenses et imposer leurs priorités. Le déficit budgétaire dont ils hériteront, en mai prochain, les y obligera plus encore. La présentation en trompe l’oeil des comptes de 1987 ne peut dissimuler la réalité : ce sont 25 milliards tirés des privatisations qui ont réduit de façon artificielle le déficit budgétaire. Mais ce qui est vendu est vendu et l’opération n’est pas renouvelable, sauf cession supplémentaire du patrimoine. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il advienne, le futur ministre des finances devra combler le trou. Ce n’est pas en vendant sa maison, ses meubles et son chien pour aller en villégiature qu’un ménage arrondit son bien. L’Etat est à la même enseigne. Espérons que la croissance y pourvoira. L’ensemble des mesures préconisées ici devrait y contribuer, puis le grand marché à son tour, sans oublier le coup de fouet qui résulterait d’un ordre économique et monétaire restauré. Mais, créer des richesses et l’emploi est la responsabilité des entreprises ; c’est pourquoi on n’insistera jamais trop sur l’urgence d’un contrat de stabilité liant les entreprises et l’Etat pour une durée déterminée. Les entreprises ont besoin de savoir où elles vont, de quels atouts elles disposent, à quoi elle peuvent s’adosser. La stabilité relève aussi des devoirs de l’Etat.
Mais j’en reviens à la croissance, cette augmentation du revenu de la Nation dont votre niveau de vie dépend. Sans croissance il n’y a pas de réponse au chômage, même si elle n’est pas, à elle seule, la réponse. Quels sont donc, comme disent les économistes, les facteurs de croissance, ou plus simplement exprimé, quels sont donc les moyens d’en sortir aujourd’hui ? Dans les pages qui précèdent j’en ai retenu quatre : l’investissement économique, qu’il soit matériel (les machines) ou immatériel (la recherche, les réseaux commerciaux, la force de vente) ; l’investissement éducatif, à la fois traitement social du chômage (mieux vaut la formation que le chômage) et traitement économique (l’éducation prépare l’avenir) ; l’investissement européen, car l’Europe – je vous l’ai dit – apporte la perspective d’une croissance plus forte et d’une amélioration de l’emploi. Enfin l’investissement social qui donne leur juste place aux travailleurs dans l’entreprise et dans la Nation. C’est de cette politique sociale que nous allons maintenant parler.
L’économique tient le social : impossible de répartir des richesses qui n’existent pas. Le social tient l’économique : impossible de créer des richesses, du moins durablement, sans cohésion interne de l’entreprise, sans cohésion de la Nation. Ces vérités de La Palice sont toujours bonnes à méditer. Je vous invite, mes chers compatriotes, à les pratiquer l’une et l’autre. J’ai déjà, par cette lettre, réfléchi avec vous aux moyens d’une politique destinée à hâter l’entrée de nos entreprises dans le siècle. Pour que nous soyons capables d’affronter sans perte de temps une concurrence internationale plus à désirer qu’à craindre, j’ai appelé les volontés et les intelligences à se mobiliser davantage qu’elles ne l’ont jamais fait. Que de fois l’ai-je écrit ? L’effort porte en lui-même sa récompense. Mais quelles chances aurai-je d’être entendu si la justice sociale, si les lois d’un juste partage, partage des responsabilités et partage des profits, n’étaient pas respectées ? Si la décision excluait le dialogue ? Si la marche en avant du pays laissait derrière elle les artisans du renouveau ? Car les travailleurs, dans le sens large du mot, sont ces artisans-là.
J’ai éprouvé une vraie joie en 1982 quand ont été votées les lois qui portent le nom de leur auteur, les lois Auroux. Une petite révolution ! Elles ont institué l’obligation dans l’entreprise de négocier, chaque année, les salaires et les conditions de travail, créé un droit d’expression directe des salariés, accru les pouvoirs des comités d’hygiène et de sécurité, ainsi que les responsabilités des représentants du personnel, accordé aux membres des comités d’entreprise le droit à la formation économique, octroyé des crédits d’heures nouveaux pour l’exercice des nouveaux droits, élargi les libertés syndicales. Bref, elles ont modifié le tiers des articles de notre Code du travail. Je ne surprendrai personne en ajoutant qu’elles ont été mal accueillies par la majorité des employeurs, que des mois, des années ont passé avant qu’elles franchissent le stade expérimental.
– Maintenant les lois Auroux acquièrent droit de cité. Au bureau, à l’atelier, à la chaîne, contraints de se soumettre aux décrets de droit divin de l’ancien patronat, combien d’hommes et de femmes s’étaient faits jusqu’ici rebelles ou robots ? C’était leur vie. Elle a changé.
– Dans l’esprit de ces lois, et pour les prolonger, je conseillerai au gouvernement futur, qui, pas plus qu’un autre, n’aura à se substituer aux partenaires sociaux, mais dont le devoir sera, comme les autres, de veiller au dialogue et à la compréhension mutuelle, de les inviter à débattre de questions telles que l’organisation, l’aménagement et la réduction du temps de travail, l’introduction et les effets des technologies nouvelles, la formation des personnels à ces technologies, la gestion prévisionnelle des emplois et des qualifications. Les relations sociales modernes supposent la reconnaissance du fait syndical par tous et la recherche d’une complémentarité entre le droit d’expression directe des salariés et la négociation collective employeurs-syndicats. L’Etat, de son côté, aura à mettre en place les instruments d’accompagnement (réforme des congés de conversion, incitation financière à la formation continue, etc.). Ce sera la marque d’une évolution heureuse de notre société que cet enrichissement de la politique contractuelle. Plus se généraliseront ces contrats et plus on constatera, dans les faits, que modernisation de l’appareil économique et modernisation des relations sociales sont liées. Je souhaite que le pays tout entier le comprenne.
Alors que les lois Auroux entrent dans nos usages, la Sécurité sociale est-elle en passe d’en sortir ? Cette interrogation brutale mérite une réponse nuancée. La Sécurité sociale a été conquise par les millions de femmes et d’hommes qui avaient à se protéger de l’univers impitoyable des débuts de l’âge industriel. Ils souffraient d’exclusion, d’insécurité, de misère. Chacun de leurs droits faisait l’objet de dures batailles, parfois sanglantes, droit au salaire, droit au repos, droit à l’arbitrage, droit à l’instruction, droit de la femme, droit de l’enfant… Le récit de ces luttes jalonne l’histoire du siècle dernier et du nôtre. Il fallut longtemps pour que fût reconnu le droit à la sécurité. Les salariés obtinrent leur première victoire en 1930 avec les assurances sociales obligatoires. La législation actuelle, due en 1945 au gouvernement du Général de Gaulle où siégeaient l’ensemble des courants politiques de l’époque, en est directement l’héritière. Ainsi naquit la Sécurité sociale. Ceux qui l’ont conçue, inspirés par les enseignements de la mutualité, toujours vivante chez nous, voulaient en faire un instrument de liberté et la soustraire, pour cela, à la loi de l’argent. Chacun devait cotiser en fonction de ses ressources et recevoir en fonction de ses besoins. Ce principe qui a, certes, subi des entorses en plus de quarante ans, a tracé une direction qui dure encore. La France a pu de la sorte éviter la déviation d’une Sécurité sociale à deux vitesses, l’une pour les riches, l’autre pour les pauvres, et s’honorer d’un système de santé sans égal dans le monde. Mais la crise est là. Les recettes diminuent, les dépenses augmentent. Le chômage, l’allongement de la vie, le progrès médical conjuguent leurs effets néfastes ou bénéfiques et creusent les déficits. Alors on s’interroge. Et s’ouvre le débat que l’élection présidentielle aidera à trancher. La santé, qu’on me pardonne de l’écrire, n’est pas donnée à tout le monde. La maladie et l’accident surgissent à l’heure imprévisible. Peuvent-ils être traités par la loi du marché ? Le malade recevra-t-il des soins proportionnés à sa prime d’assurance, laquelle dépend de son revenu ? Médecine pour les riches, médecine pour les pauvres ?
Ce n’est pas la première fois que la Sécurité sociale connaît des difficultés. Le gouvernement de Pierre Mauroy, à peine formé, s’est trouvé, en mai 1981, devant un déficit des régimes sociaux tandis que le pouvoir d’achat des allocations familiales et du minimum vieillesse accusait un retard considérable. Deux ans plus tard les comptes étaient redressés : 11 milliards d’excédent en 1983, 16 milliards en 1984, 13 milliards en 1985. A l’arrivée de la nouvelle majorité, la Sécurité sociale possédait de 20 à 30 milliards en trésorerie. C’était le fruit d’une sage gestion. Or, malgré trois plans de redressement depuis mars 1986, c’est un déficit de 19 milliards qui s’annonce pour 1988. Je sais qu’il n’est pas commode d’équilibrer la Sécurité sociale. Mais que veulent les dirigeants politiques ? Les assurances privées sont à l’affût. Elles rôdent autour de la proie. Un signe, et elles s’en saisiront. Une psychose de faillite s’est répandue. Peut-être espérait-on, en dénonçant à tous les vents le fameux « trou de la Sécu », que l’opinion finirait par admettre le recours massif aux formules individuelles d’assurances privées ou de prévoyance. De même, il n’était bruit que du coût du régime de la retraite, de l’impossibilité où l’on serait bientôt de payer. Affolement prématuré. Les retraites auront probablement besoin de ressources nouvelles dans les prochaines années, mais elles ne sont pas à bout de souffle. Peut-être espérait-on précipiter par ce discours la remise en cause de la retraite à soixante ans. L’explication du déficit enregistré à la fin 86 par la branche maladie se trouve, je crois, dans les défaillances de gestion. L’erreur initiale du nouveau gouvernement a été de laisser filer en 1986 les dépenses de santé, pour les freiner ensuite de façon aveugle. Certaines mesures injustes pénalisant les grands malades et les personnes âgées, et sur lesquelles j’attends que l’on revienne, auraient pu être évitées. Des économies restent possibles, par exemple par l’évaluation des techniques médicales, par les soins à domicile, par la formation du corps médical à l’économie de la santé et par la prévention à laquelle les médecins généralistes devraient être largement associés. Le prochain gouvernement appréciera l’-état réel des comptes. Le rapport des Sages et celui du Conseil économique et social l’y aideront. Mais puisque l’élection présidentielle vous donne l’occasion de choisir, au-delà des personnes en présence, un type de société, vous avez à vous prononcer sur cette simple option : voulez-vous que, de proche en proche, la couverture sociale assurée par les régimes obligatoires se réduise, tandis qu’une part de plus en plus grande des prestations ne sera accessible qu’aux plus aisés ? Ou bien voulez-vous maintenir sans ambiguité ce formidable acquis qu’est la Sécurité sociale ?
– Vous connaissez mon choix : quoi de plus nécessaire que la solidarité des Français face à la maladie et à la vieillesse, telle qu’elle est assurée, suivant le principe de répartition, par notre régime général et nos régimes de retraite complémentaire ? Le repli sur les assurances individuelles laisserait des millions de gens sur le bord de la route, rejetant les plus exposés et les plus démunis vers l’assistance pure et simple, tandis que le système d’assurance individuel sélectionnerait les « bons risques » et laisserait à la collectivité la charge des « mauvais ». Les salariés, cadres et non-cadres, sont, comme moi, attachés à ce régime de répartition. L’un dit « chacun pour soi », l’autre dit « un pour tous et tous pour un ». Je respecte l’individualisation, mais, en pareil domaine, je préfère la solidarité. De votre décision résultera ou non la sauvegarde de la Sécurité sociale.
Les lois Auroux, la politique contractuelle et la Sécurité sociale constituent, avec le SMIC (salaire minimum interprofessionnel de croissance) et le droit de grève un bloc d’acquis sociaux que j’entends défendre et préserver mais sur lequel se concentrent des attaques frontales ou insidieuses, comme si le besoin de revanche contre le progrès social remontait du fond des luttes de l’autre siècle.
– Dans le même moment, grandit dans notre société, bien au-delà des frontières qui, traditionnellement, la traversent, un mouvement puissant de pensée et d’action dans le mot d’ordre est simple, comme le sont les lois qui gouvernent la vie : le refus de l’exclusion. L’époque qui s’achève a été très occupée par la conquête des libertés et l’époque qui commence aura encore beaucoup à faire sur ce -plan. Partout la violence tente d’arracher à l’homme sa liberté d’être lui-même. Le refus de l’exclusion arrive à propos pour nous rappeler que la liberté, l’égalité et la fraternité ne sont qu’un seul et même combat. Nombreuses et variées sont les formes de l’exclusion : exclusion par la misère, exclusion par le chômage, exclusion par la solitude, exclusion par l’échec scolaire, exclusion par l’éloignement, le handicap, la maladie (SIDA), exclusion par les origines, exclusion des minorités et la liste est loin d’être close.
– Chacune d’elles mérite examen et je vous en saisirai pendant cette campagne. Mais dans le cadre étroit de cette lettre, je limiterai mes réflexions à trois d’entre elles en commençant par l’exclusion par la misère.
Qui sont ces nouveaux pauvres ? Celles et ceux que notre société abandonne sous les coups du chômage. Combien sont-ils ? On ne sait pas. De six cent mille à deux millions selon les estimations. Deux membres des gouvernements d’avant 1981, MM. Lenoir et Stoléru, ont essayé de cerner le phénomène et l’ont décrit dans des livres prémonitoires. Inquiet des progrès du mal, M. Raymond Barre, alors Premier ministre, confia à un haut fonctionnaire, M. Oheix, le soin d’établir un rapport sur ce que l’on appelait déjà la nouvelle pauvreté, rapport qui fut publié au début de 1981. On voit que les nouveaux pauvres ne sont pas apparus avec les gouvernements socialistes ! Pierre Mauroy et Laurent Fabius, à leur tour, prévirent une couverture sociale et organisèrent un début de réinsertion des chômeurs de longue durée. Rien n’y fit. Des associations non gouvernementales prirent le relai : l’Armée du Salut, le Secours populaire, le Secours catholique, l’abbé Pierre et les chiffonniers d’Emmaüs, le père Wresinsky et son Aide à toute détresse quart monde, Bernard Kouchner et Médecins du monde, les Restaurants du coeur de Coluche, combien d’autres aussi. Mais elles ne pouvaient faire, elles non plus, que la misère reculât. J’ai visité en février l’un des centres de Médecins du monde dans le Ve arrondissement de Paris. La petite foule qui s’y pressait attendait avec cette infinie patience des laissés-pour-compte, que les médecins, infirmières, assistantes sociales, étudiants, tous volontaires et bénévoles, fissent écouler la file des urgences, avec cette infinie patience de ceux qui savent qu’on n’arrive jamais au bout du malheur des hommes et que pourtant tout acte sauve. On parlait à voix basse, en cercle. Une jeune fille, des larmes sur les joues, regardait le plafond, sans parler. Tous portaient le vêtement des pauvres. Quelqu’un me dit : « Ils n’ont rien, absolument rien, ils ne peuvent rien, ils ne sont rien ». Par le jeu, en effet, des fins de droits, des papiers qu’on retire ou qu’on ne donne plus, la trace se perd d’une existence. « Ils ne sont rien ». Ces mots ne sont pas sortis de ma tête. « L’amendement Coluche » entendait parer au plus pressé. Mais un responsable politique en mesure de peser sur le sort de chacun a le devoir de refuser l’exclusion. Je demanderai donc au prochain gouvernement qu’un revenu minimum soit attribué aux victimes de la nouvelle pauvreté. Peu importe le nom qui lui sera donné, revenu minimum d’insertion ou revenu minimum garanti… L’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien. C’est la condition de leur réinsertion sociale. Comment financer ? En grande partie par le rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes. Les Français comprendront que celui qui a beaucoup aide celui qui n’a plus rien.
Mais tandis que j’écris ces lignes, on pose sur ma table un message de M. Tjibaou. C’est un appel au secours en même temps qu’un rappel des principes qui l’inspirent. Il combat pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, et pour lui, la Nouvelle-Calédonie, c’est avant tout le peuple canaque. Je résume un peu vite, peut-être, sa pensée. M. Tjibaou et son parti ne demandent pas l’exclusion des Français d’origine et des autres ethnies. Ils veulent simplement, si je puis dire, en décider eux-mêmes, car ils sont, à eux seuls le suffrage universel.
– Je connais cette théorie. Depuis sept ans que je le rencontre, M. Tjibaou ne varie pas. C’est un homme que je respecte, avec lequel les mots vont plus loin que les mots. Mais je ne crois pas que l’antériorité historique des Canaques sur cette terre suffise à fonder le droit. Histoire contre Histoire : les Calédoniens d’origine européenne ont aussi, par leur labeur, modelé ce sol, se sont nourris de sa substance, y ont enfoncé leurs racines. Les deux communautés face à face n’ont aucune chance d’imposer durablement leur loi, sans l’autre et contre l’autre – sinon par la violence et la violence elle-même atteindra ses limites. L’indépendance, pourquoi pas ? La population eût été homogène que la Nouvelle-Calédonie en serait là, comme ses voisins. Mais l’indépendance dans cet -état de rupture, entre deux populations d’importance comparable, signifie guerre civile, la seule guerre inexpiable, et donc l’écrasement d’un des deux camps. On devine lequel. Le droit bafoué des Canaques ne sera relevé, restauré que par la paix intérieure et le garant de cette paix et de ces droits ne peut être que la République française. Il n’est pas d’autre arbitre. Je n’énonce pas là un principe, je constate un fait et ce fait commande le salut de tous.
Les Calédoniens d’origine européenne, eux, ne bâtissent pas de théorie. Ils ont le pouvoir. Les plus forts le gardent. Sans nuances. Les Canaques avaient des terres, on les leur a prises. Des ministres de la République, avant et après 1981, avaient cherché à leur rendre justice par une réforme foncière. Ces ministres sont partis. La réforme aussi. Les Canaques ont une culture. Des ministres Français, avant et après 1981, avaient voulu la protéger et avaient pour cela créé un office culturel. Les ministres sont partis. L’office aussi. Il n’y avait pas de bachelier canaque jusqu’en 1962. Il y a peu de médecins ou d’ingénieurs canaques, trente-six instituteurs sur plus de huit cents, six fonctionnaires de rang élevé sur près de mille. Les trois régions à majorité canaque ont reçu un demi-milliard de francs Pacifique ; la région Sud, six milliards et demi. Je veux dire par là que si l’ultime chance de la Nouvelle-Calédonie de vivre en paix et des Canaques d’être entendus tient à la République, la République doit être juste. L’exclusion des minorités n’est pas de notre tradition.
– Mais la majorité parlementaire, à Paris, a voté une loi, et la population de la Nouvelle-Calédonie un référendum. C’est notre principe, à nous républicains, que d’appliquer la loi et mon devoir, à moi, est de la promulguer, puis de la respecter, comme tout citoyen. En revanche rien n’interdit de changer la loi par les mêmes moyens. C’est même recommandé ! Voilà ce que je puis répondre à M. Tjibaou comme à vous, mes chers compatriotes. La Nouvelle-Calédonie avance dans la nuit, se cogne aux murs, se blesse. La crise dont elle souffre rassemble, en miniature, tous les composants du drame colonial. Il est temps d’en sortir. Je forme des voeux pour que les communautés en présence évitent le piège d’un affrontement, ces prochaines semaines. Ensuite, j’userai du pouvoir que vous me confierez pour que l’histoire de France, à l’autre bout du monde, retrouve sa vieille sagesse.
C’est à cette sagesse que j’en appelle encore alors qu’apparaît une menace d’exclusion par les origines raciales derrière la discussion sur le code de la nationalité.
– Depuis des siècles, les enfants qui naissent en France de parents étrangers sont français. C’est ce qu’on nomme le droit du sol. Je crois que, seul, le régime de Vichy, sous l’occupation allemande, a manqué à ce droit. Georges Pompidou, qui fut le dernier à retoucher le code de la nationalité, l’a respecté. Les enfants d’immigrés nés en France peuvent, à dix-huit ans, opter pour la nationalité de leurs parents. Mais ils n’ont aucun geste à faire pour devenir français. Ils le sont. Pourquoi changer cela ? La France s’en est fort bien portée jusqu’ici.
– Mais une confusion a embrouillé cette question pourtant simple. Vous savez que parmi les immigrés qui séjournent chez nous pour trouver du travail ou chercher un asile, certains déposent une demande de naturalisation. Ils n’étaient pas Français, ils aspirent à le devenir. Rien à voir avec le problème précédent. Ils font alors l’objet d’enquêtes minutieuses, ils remplissent des formulaires compliqués. Une remarque au passage. Nous nous honorerions en rendant les procédures moins humiliantes : attentes interminables et répétées, rebuffades, délais excessifs. Finalement le rythme des naturalisations reste à peu près le même chaque année. Du commencement à la fin, l’administration demeure entièrement maîtresse de la décision. On ne voit pas quelle garantie supplémentaire pourrait être exigée. Voilà pourquoi je comprends mal – et n’excuse pas – le regain de racisme auquel nous assistons et l’ampleur prise par ce débat dans notre politique intérieure. Je regrette même que le nouveau citoyen français soit accueilli d’une façon si plate, si poussiéreuse. J’aimerais que les naturalisés de l’année fussent reçus comme pour une fête, de façon solennelle et joyeuse, par le maire et dans sa mairie, là où ils résident. On respirerait mieux en France.
Quand on aborde calmement la controverse sur le code de la nationalité, on s’aperçoit que ni la situation des « beurs » ni celle des « naturalisés » ne justifient le procès fait aux immigrés qu’ils n’ont jamais été ou bien qu’ils ne sont plus. Or la masse des immigrés de toute origine qui vivent et travaillent chez nous, sans prétendre à la nationalité française parce qu’ils sont fidèles à la leur, ne relèvent pas davantage et par définition de ce fameux code qui nous a valu tant de querelles et dont l’actuel gouvernement aurait pu faire l’économie pour le plus grand bien du pays. Que l’immigré venu clandestinement en France soit refoulé hors de nos frontières a quelque chose de douloureux, mais le droit est le même pour tous et doit être expliqué, mais appliqué humainement. Quant à l’immigré en situation régulière, pourvu d’une carte de séjour et d’un contrat de travail, il est normal qu’il soit traité, sous tous les aspects de sa vie professionnelle et personnelle, salaire, conditions de travail, protection sociale, école pour les enfants, etc. comme le sont les travailleurs français. La Grande Bretagne, la Hollande, les pays scandinaves sont même allés jusqu’à reconnaître à leurs immigrés un droit de regard – par le vote – sur des décisions politiques locales ou nationales. Même si je sais que vous êtes, dans votre grande majorité, hostiles à une mesure de ce genre, je déplore personnellement que l’-état de nos moeurs ne nous le permette pas.
– Quoi qu’il en soit, je vous conjure d’éloigner de nous l’égarement raciste. Les immigrés représentent 7 % de notre population. Pas plus qu’en 1930. Je n’ignore pas l’extrême sensibilité à ce problème de ceux de nos compatriotes qui habitent dans les quartiers et les villes à forte immigration. Mais ce type de conflit se règlera si la sagesse est là plutôt que la violence. Vous voyez que nous en revenons toujours à la même conclusion.
J’ai choisi ces trois exemples d’exclusion parce qu’ils sont comme ces courants des profondeurs qui affleurent soudain la surface de l’océan, dernière onde de choc d’un séisme lointain. L’actualité est ainsi faite, qui attire et fixe notre attention sur des événements que l’on croit éphémères ou nés des circonstances alors qu’ils viennent du fond de notre société. Ce qui nous apparaît, ce que nous voyons d’eux, n’est que l’écho ou le reflet d’une réalité qui nous échappait jusque-là. Il est de mode aujourd’hui de gommer les différences idéologiques et politiques et de se réfugier dans un oecuménisme facile chaque fois qu’un problème de conscience se pose. « Dans cette campagne présidentielle, vous dites tous la même chose », soupirait devant moi un notable de ma province, dont le regard n’arrivait pas à celer le contentement. La question est rituelle, lors de nos grandes émissions de radio et de télévision : « pensez-vous que droite et gauche ont des notions qui signifient encore quelque chose ? ». J’ai toujours envie de répondre à la fois oui et non. Non, s’il s’agit d’une affaire où l’intérêt national commande que tous se portent du même côté du bateau pour échapper au grain, et arriver au port ; oui, s’il s’agit d’analyser et de prévoir le devenir d’un groupe humain, à l’intérieur duquel les intérêts contradictoires, les façons de penser et de sentir se composent et se recomposent dans des rapports de force où l’enjeu véritable est le pouvoir de décider. Mais mon « oui et non » ferait normand et l’on m’accuserait de flou, refrain qui, par les temps qui courent, a l’effet répétitif, que l’on suppose convaincant, d’une « pub » au milieu d’un film ! Or, il se trouve que s’il est un terrain où, pour moi, les choses sont claires, c’est bien celui de l’injustice et des inégalités sociales, qui tantôt se réduisent et tantôt s’aggravent selon l’endroit de notre paysage politique où s’arrête, pour un temps, le suffrage universel. Et elles s’aggravent. Certaines de ces inégalités sont si anciennes, si incrustées dans nos moeurs, qu’on les remarque à peine quand on n’en souffre pas soi-même.
En première ligne, l’inégalité entre les femmes et les hommes dans la vie sociale, professionnelle, familiale. Ce sont les femmes qui figurent en masse parmi les chômeurs non indemnisés et qui perçoivent les allocations les plus faibles en raison de leurs bas salaires. La durée du chômage s’allonge pour elles plus que pour les autres. Les emplois à durée déterminée, à temps partiel et précaires leur sont en priorité proposés. Absentes des postes de décision et d’encadrement, elles sont confinées dans des tâches d’exécution : les trois quarts des smicards sont des femmes. A qualification égale, les femmes gagnent 15 % de moins que les hommes. Elles cumulent les inégalités professionnelles. Et à cela s’ajoutent des conditions de vie particulières souvent liées à leur double activité au-dehors et à la maison. Il reste beaucoup à faire, pour qu’entre dans les faits l’égalité prévue par la loi Roudy de 1983.
Mais j’abrège. Je ne rêve pas, mes chers compatriotes, d’une société idéale. Je cherche à éliminer les inégalités qui sont à portée de la main, dont nous pouvons, dès maintenant, nous rendre maîtres. L’autorisation de licenciement a été supprimée ? Qu’est-ce qui nous empêche d’appliquer chez nous les pratiques plus justes qui ont cours en Allemagne fédérale et en Suède, et de confier à la négociation paritaire entre partenaires sociaux le soin d’en débattre ?
– Les impôts et les cotisations sociales touchent plus durement les 23 millions de foyers modestes et moyens que les 130000 foyers les plus riches ? Quelques dispositions raisonnables remédieront à cette situation. La libération des loyers a placé des familles, surtout dans certaines grandes villes, dans une situation intenable ? Un nouvel équilibre est possible. La suppression de la gratuité d’une partie des soins aux assurés sociaux en longue maladie complique la vie de nombreux Français ? Une majorité davantage tournée vers la justice sociale corrigera ce qui doit l’être. Le pouvoir d’achat des salariés stagne tandis que le pouvoir d’achat des plus favorisés s’élève ? C’est la traduction d’une volonté politique, que seul, mes chers compatriotes, votre vote peut changer.
J’écris cette lettre à tous les Français et je leur tiens le même langage. Politique extérieure, (paix, désarmement, Europe,) politique économique, politique sociale, c’est l’affaire de tout le monde. Aussi me suis-je gardé de traiter à part nos compatriotes d’outre-mer comme on le fait trop souvent. Mais à ce point de mes réflexions sur les inégalités, comment ne penserais-je pas aux populations de ceux de nos départements lointains qui attendent encore l’égalité sociale ? Je compte me rendre bientôt parmi elles et étudier sur place, avec leurs responsables élus, le rythme à venir des étapes qui y conduiront. L’irréelle situation que la leur quand on voit nos départements d’outre-mer intégrés au Marché commun ! Ce peut être pour eux un atout supplémentaire. C’est aussi un vrai risque qu’il incombe au gouvernement d’assumer en préparant et en négociant le statut de ces régions en voie de développement avec pour chacune d’elles des caractères particuliers.
– D’un voyage aux Antilles, j’ai rapporté le sentiment que la loi de régionalisation, votée en 1983, qui a reconnu le droit à la différence culturelle et le pouvoir de décision des départements d’outre-mer, apparaîtra depuis l’émancipation coloniale, comme la première libération.
En commençant cette lettre j’écrivais que je vous parlerai, comme autour de la table, en famille. Ce dernier mot n’est pas tombé par hasard sous ma plume. Je suis né, j’ai vécu ma jeunesse au sein d’une famille nombreuse. Les leçons que j’en ai reçu restent mes plus sûres références. Nous habitions une petite ville, loin des fureurs du monde, mais elles sont venues jusqu’à nous. Le temps a passé. Les valeurs apprises sans qu’on me les eût enseignées autrement que par une certaine façon de penser et de vivre, je ne m’en suis pas séparé. Tout le monde n’a pas cette chance. C’est peut-être à la mienne que je dois cette certitude : la France sera forte de ses familles et s’épanouira dans ses enfants. Les générations nombreuses sont les générations créatrices. Aussi ai-je encouragé, pendant ce septennat, ceux qui, au gouvernement et ailleurs, ont compris qu’aimer la famille n’était pas rétrograde, que c’était au contraire regarder devant soi. Or, nous sommes pauvres d’enfants dans une Europe plus pauvre encore. On expliquait naguère cette crise de la natalité par la crainte confuse, viscérale, des lendemains, qui s’était emparée de notre société. Et l’on entendait partout répéter « qu’offrir à nos enfants ? » Le chômage et la bombe atomique ? La mort de l’espoir tue la vie ».
Je crois pourtant que les temps changent. Est-ce l’approche de ce troisième millénaire qui ouvre à l’homme les grands chemins de l’univers ? Une immense curiosité, un énorme appétit de voir et de connaître, un besoin d’échange et d’amour aiguillonnent notre jeunesse.
– On s’en doute, je ne parlerai pas en son nom ! La jeunesse n’adhère pas au culte de la jeunesse. Les adultes doivent s’en convaincre. Mais la preuve est là. J’ai voulu que fussent multipliés, semblables aux puits de vie évoqués par Joseph Delteil, les espaces de culture : mille bibliothèques nouvelles, mille lieux de répétition pour les musiciens, 200 salles nouvelles de théâtre et de musique, 600 de cinéma, 120 musées créés ou rénovés, des dizaines de centres d’art, deux Zenith pour le rock et la musique populaire, le cirque à Chalons-sur-Marne, la danse à Marseille et Nanterre, la photographie à Arles, la bande dessinée à Angoulême, le design industriel à Paris… De la plus modeste église de village à la cathédrale de Strasbourg et à la Cour carrée du Louvre, 3000 chantiers ont entrepris de restaurer le patrimoine. J’ai poursuivi l’oeuvre de mon prédécesseur au musée d’Orsay, à la Cité de la Villette et engagé des projets qui s’inscrivent déjà dans notre paysage, Grand Louvre, Opéra-Bastille, Arche de la Défense, Institut du Monde arabe, Théâtre de l’Europe, Grande Halle. Tout est culture en fin de compte, Jack Lang avait raison. Nous avons bâti les espaces mais la jeunesse les a remplis et c’est elle qui invente ses rythmes, ses couleurs, ses désirs, ses exigences et ses rêves, elle qui rassemble ses foules partout en France et en Europe, à l’entrée de l’été, le 21 juin, pour la célébration d’un mystère, la Fête de la Musique.
Mais elle `la jeunesse` se rend aussi à d’autres rendez-vous : celui de la nature et celui de la science. « Endommager l’équilibre écologique est un crime contre l’avenir », telle était la première conclusion de l’assemblée des Prix Nobel, qui rappelait une évidence : la terre est grande mais bornée ; ses ressources multiples mais épuisables ; l’homme n’en est pas propriétaire mais seulement l’usufruitier. Je me souviens de l’attention passionnée d’une classe de première écoutant la leçon d’un timide savant venu lui raconter les batailles perdues par l’ozone et par l’eau, par la forêt, par les espèces animales que le progrès condamne à mort.
– Que Jacques-Yves Cousteau symbolise aujourd’hui, avant tout autre, comme le montrent les sondages, la belle aventure humaine : découvrir, révéler, sauver des mondes hier encore inconnus, le fond des mers, l’intime relation du fleuve et de la terre, forces irrépressibles et pourtant si fragiles, on se sent envahi par des bouffées d’espoir. En vingt ans, non seulement le monde mais l’idée qu’on en a ont inversé leur cours.
La jeunesse entre en religion, je veux dire qu’elle va là où elle croit trouver quelque chose de plus. Se dépasser, c’est vrai du sport, c’est vrai de la recherche, c’est vrai de tout, engagement spirituel, c’est vrai de tout échange où, pour vivre mieux, il faut vivre autrement.
– Il me semble que cette disposition d’esprit explique le dédain des privilèges, l’horreur des exclusions, le rejet du racisme, qui mobilisent tant de jeunes gens. Dans tous les coins de la planète où l’on bafoue les droits de l’homme, ils sont là. Mais ils n’y sont pas seuls. La chaîne des générations autour des grandes causes n’est pas près de se rompre.
Mes chers compatriotes, la vraie responsabilité politique oblige à prendre en compte les problèmes de société tels qu’ils se posent et se transforment. Elle oblige aussi à rappeler à tous que rien n’est jamais donné, qu’une vie se construit à chaque instant, que l’effort est la loi.
– « Aller à l’idéal et comprendre le réel », enseignait Jean Jaurès aux lycéens d’Albi, Jaurès dont je m’inspire.
– Vous reconnaîtrez dans ces mots, je l’espère, l’ambition du projet qui m’engage auprès de vous pour les années à venir. Mais quel homme, quel groupe d’hommes y suffirait ? La France unie, elle, le pourra. Croyez, mes chers compatriotes, à mes fidèles sentiments.
Publié le 10 mai 2023 par admin
Catégorie : Présidentielle