Fonctions électives locales

ET FORMATION DES ÉLUS LOCAUX À LEUR EXERCICE.

On distingue schématiquement deux modes d’apprentissage :

 

Tout d’abord, la formation peut s’opérer sous la forme de stages dispensés par des organismes publics ou privés : universités, grandes écoles, associations rattachées ou non à une tendance politique, organismes professionnels ou encore cabinets de conseil, tel que l’agence Plebiscit, organisme de formation des élus locaux et agence de communication politique. Ils doivent être agréés par le Conseil national de la formation des élus locaux (CNFEL), rattaché au ministère de l’Intérieur, pour relever des crédits à la formation. Ces stages prennent des formes diverses, d’une durée allant de quelques heures à quelques jours. Ils peuvent être demandés par l’élu individuellement ou par une collectivité locale, pour plusieurs de ses membres. Le recours à ces stages peut être relativement contraignant pour les élus qui éprouvent des difficultés à concilier les sphères d’activité familiale et/ou professionnelle avec leur engagement politique. Par exemple, les élus salariés doivent demander les autorisations d’absence.

 

Ensuite, on distingue d’autres moyens de formation plus flexibles, notamment la formation informelle et pragmatique, en fonction des besoins (documentation sur un sujet, demande de conseils, etc.). Il s’agit d’étudier l’usage de ces deux modes de formation par les élus locaux, tout en se demandant s’ils favorisent équitablement l’adaptation aux rôles politiques selon le niveau de qualification et le sexe.

 

L’analyse de la formation des élus locaux révèle des inégalités majeures selon le sexe et le niveau de qualification, comme le montre la première partie à travers la socialisation politique et le recours aux stages. La seconde relativise l’influence de ces derniers sur l’apprentissage du rôle d’élu : il s’opère principalement sur le tas. Les conseillers mobilisent des compétences professionnelles et se renseignent au besoin. Néanmoins, ce mode d’apprentissage, largement partagé, ne permet pas de réduire l’inégale familiarité aux fonctions politiques selon le sexe et le niveau de qualification.

DES ÉLUS INÉGALEMENT FORMÉS À L’EXERCICE DES MANDATS

Notre enquête révèle en premier lieu des socialisations inégales à l’exercice des mandats. Celles-ci ne s’atténuent pas en recourant aux stages de formation car ils demeurent peu accessibles, malgré la volonté des élus de se former.

 

 

1.1 Une inégale socialisation aux rôles d’élus

Afin de mesurer les dispositions des élus à l’exercice de fonctions électives, trois indicateurs ont été retenus. Ils permettent d’appréhender trois types de connaissances nécessaires : les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être.

 

Le premier indicateur mesure l’aptitude à animer des réunions. Il fait référence à des savoir-faire et des savoir-être comme la capacité à intervenir en public, à organiser et à coordonner le travail, ainsi qu’à se faire écouter et entendre de tous. Cet indicateur teste le leadership des élus.

Le deuxième concerne l’interconnaissance. Il s’intéresse à l’intégration dans les réseaux d’acteurs politiques.

 

Le troisième se rapporte aux savoirs relatifs aux domaines dont l’élu a la charge. Chacun de ces indicateurs renseigne la situation individuelle avant d’accéder à un premier mandat. Grâce aux réponses des enquêtés, il est possible de construire un indice de socialisation. La note maximale, sur dix points, caractérise les élus qui, avant de l’être, connaissaient la majorité des personnes avec lesquelles ils travaillent dans le cadre de leur mandat, animaient des réunions « souvent » (au moins une fois par mois) et étaient bien informés des enjeux relatifs à leurs délégations. La note minimale caractérise des élus qui connaissaient peu de personnes au sein de l’assemblée d’élection, n’avaient jamais animé de réunions et étaient peu sensibilisés aux enjeux de leurs délégations.

 

Si cet indice mesure les dispositions des élus au leadership, il est surtout destiné à évaluer la capacité à exercer des responsabilités exécutives. Il s’avère moins adapté pour les « simples » conseillers : par exemple, ils animent peu de réunions dans le cadre de leur mandat. Ces derniers représentent 45 % des répondants. Il faut noter en outre la limite du troisième indicateur mobilisé. Les élus ne cherchent pas nécessairement à obtenir des responsabilités en lien avec leurs connaissances initiales. Cela peut même être contre-indiqué, lorsqu’ils exercent des activités professionnelles susceptibles d’interférer avec les responsabilités électives. L’attribution des délégations s’opère plutôt en fonction des relations entretenues avec les leaders politiques et de l’expérience politique (Navarre, 2013, pp. 474-482). Ainsi, cet indicateur ne reflète pas tant les savoirs de l’élu que les savoir-faire permettant d’obtenir une délégation en lien avec les connaissances initiales. Bien qu’imparfait, l’indice permet d’estimer les dispositions à l’exercice de responsabilités exécutives.

 

L’indice moyen est de 7,8 sur 10 points. Autrement dit, les élus s’avèrent socialisés aux pratiques politiques avant leur élection. De manière logique au regard des limites précédemment citées, les adjoints le sont plus que les conseillers (8,1 contre 7,6). En revanche, les inégalités sont notables selon le sexe : les femmes apparaissent moins sensibilisées à l’exercice de responsabilités électives que les hommes (7 points contre 8,6). On ne saurait en conclure qu’elles sont moins socialisées aux pratiques politiques que les hommes, et ce en raison des limites de l’indice qui évalue essentiellement les capacités de leadership. Il n’intègre pas, par exemple, l’aptitude à organiser et à suivre des projets politiques. Or, il s’agit des activités que privilégient plus souvent les femmes, d’autant plus lorsqu’elles sont membres de l’exécutif. Par exemple, 94 % des adjointes observées participent systématiquement aux réunions avec les partenaires de leurs projets politiques contre 76 % des adjoints (Navarre, 2013, pp. 316-319). L’interprétation en termes de socialisation différentielle selon le sexe s’impose dans ce cas.

 

Enfin, l’indice de socialisation aux rôles d’élu varie en fonction du niveau de qualification, dans une moindre mesure cependant. Les élus diplômés d’un niveau supérieur ou égal au baccalauréat obtiennent un score de 7,9 contre 7,4 pour ceux qui disposent d’une qualification inférieure.

 

Cet indice révèle donc la familiarité des élus avec les pratiques politiques lorsqu’ils accèdent à un premier mandat. Cependant, les femmes et les élus les moins diplômés présentent des aptitudes plus faibles au leadership. Ces écarts ne sont pas compensés par les formations des organismes agréés.

Seuls les organismes nouvelle génération, type Plebiscit, organisme de formation des élus locaux, développant beaucoup de programmes sur-mesure, en adéquation avec les élus qu’elle accueille, permet la progression de ceux-ci avec des résultats quantifiés objectivement.

1.2 Des stages de formation peu accessibles

Le recours aux organismes de formation est loin d’être le moyen privilégié par les élus locaux. Rares sont les données sur le sujet. Seulement trois rapports d’activité du CNFEL (Conseil national de la formation des élus locaux) ont été rendus publics. Ils présentent les agréments attribués ou refusés ainsi que les raisons de ces choix entre 2007 et 2011. Cependant, aucune donnée n’existe, à notre connaissance, sur le suivi de ces formations par les élus locaux. Les estimations obtenues à partir de notre enquête montrent qu’à peine un tiers, autant de femmes que d’hommes (31 % et 28 %), s’est formé par ce moyen pendant l’exercice des mandats. Ce taux est plus faible que dans le milieu professionnel : selon l’enquête « Formation continue » du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq), réalisée en 2010, 45 % des salariés du secteur public et privé ont accès à la formation. Les hommes se forment plus que les femmes (47 % contre 42 %). Ces clivages sont redoublés par l’appartenance socioprofessionnelle : les femmes ouvrières se forment moins que les femmes cadres (Lambert, Marion-Vernoux, 2014 : p. 26 et pp. 40-41). Quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle observée, la participation des élus aux stages demeure moindre.

 

Les difficultés à concilier les différentes sphères d’activité ne permettent pas d’expliquer cette moindre participation des élus aux formations dispensées par les organismes agréés. En effet, la situation professionnelle n’est pas discriminante. Les écarts entre les taux de formation observés parmi les élus actifs et ceux n’exerçant plus d’activité professionnelle ne sont pas significatifs. Les modalités spécifiques aux stages, par exemple les thèmes proposés, le déroulé ou encore l’éloignement géographique lorsque l’institution n’en organise pas, semblent donc plus déterminantes dans la participation que la disponibilité des élus. Le suivi de stages est corrélé au niveau de diplôme. Comme dans le milieu professionnel, ceux qui adoptent le plus ces méthodes d’apprentissage en sont les plus familiers (Dubar, 2004). Plus le niveau de qualification des élus augmente, plus ils sont susceptibles de se former : c’est le cas de 12 % de ceux qui n’ont pas le baccalauréat, contre 39 % des élus diplômés d’un niveau d’étude supérieur.

 

Le clivage se double d’un effet de genre : ce sont les femmes les plus qualifiées qui suivent le plus de formations (41 % des élues diplômées du supérieur contre 36 % de leurs homologues masculins). En revanche, les femmes les moins diplômées renoncent plus souvent à ces méthodes. Seulement 10 % de celles ayant un niveau inférieur au baccalauréat ont suivi une formation, contre 13 % des hommes. Une moindre socialisation aux apprentissages scolaires détourne des formations, d’autant plus dans le cas des femmes. Ces conclusions prolongent celles relatives au milieu professionnel. Certaines femmes peinent à accéder à la formation continue lorsqu’elles exercent un emploi peu qualifié, à temps partiel, et qu’elles rencontrent des difficultés pour articuler vie professionnelle et vie familiale (Ollagnier, 2010). Les femmes les moins diplômées sont davantage concernées par ce phénomène (Cornet, Laufer, Belghiti-Mahut, 2008). Autrement dit, plus les élus ont un niveau d’études élevé, plus ils ont de chances d’accéder aux stages de formation politique. Ce constat est encore plus valable pour les femmes.

 

Par ailleurs, la position détenue au sein de l’assemblée influence le suivi de formations. Les membres de l’exécutif, notamment les adjoints au maire, utilisent plus facilement ce mode d’apprentissage que les conseillers municipaux. Tandis que seulement 24 % de ces derniers ont suivi un stage, c’est le cas de 36 % des membres de l’exécutif. Les hommes et les femmes sont aussi souvent dans cette situation. Sachant que tous les élus municipaux disposent des mêmes droits, la fonction d’adjoint semble accroître le besoin de formation. Comme dans le milieu professionnel, ce sont les plus insérés dans les organisations qui en bénéficient le plus.

 

La prise en compte de l’ancienneté élective confirme cette interprétation. Les novices2 sont ceux qui se sont le moins formés alors que, paradoxalement, c’est lors des premières années d’exercice d’un mandat que la connaissance et la maîtrise des fonctions d’élu sont les plus faibles. Plus la longévité politique augmente, plus les chances de suivre des stages progressent. Ceux qui sont élus depuis 2001 en ont bénéficié davantage que ceux élus à partir de 2008 (39 % contre 28 %). Les stages permettent de perfectionner des compétences politiques précises (budget de la collectivité, communication avec les médias, organisation de la politique culturelle, etc.), mais moins souvent d’acquérir des savoirs de base et des savoirs pragmatiques sur les fonctions d’élu, particulièrement utiles aux novices (par exemple, comment gérer son temps face aux multiples activités ?).

Sans présumer de son efficacité, on peut conclure que la loi de 2002 qui encadre la « formation en début et en cours de mandat » la favorise essentiellement en cours de mandat. En outre, elle tend à reproduire les mêmes inégalités que dans le monde du travail, même si les contextes sont différents : ce sont les individus les plus intégrés au sein des organisations (adjoints, élus expérimentés et diplômés, hommes) qui profitent davantage de ces dispositifs. Ce sont également les plus familiers des pratiques politiques, ce qui redouble les difficultés que peuvent rencontrer les élus novices, peu diplômés et les femmes pour s’adapter à leurs rôles publics. Ces clivages se prolongent à travers les besoins de formation non-satisfaits.

1.3 Des besoins de formation non satisfaits, surtout chez les femmes

Plus des deux tiers des élus auraient souhaité suivre davantage de formations, en particulier les femmes et ceux disposant d’un niveau d’étude modeste. La position au sein de l’assemblée (membre ou non de l’exécutif) et l’expérience politique ne sont pas discriminantes dans ce cas : les élus novices et les « simples » conseillers éprouvent aussi souvent le besoin de suivre des stages que les autres. La non-satisfaction des souhaits de formation est nettement plus prononcée dans le milieu politique que dans le milieu professionnel, où elle concerne seulement deux salariés sur dix (Lambert, Marion-Vernoux, 2014, p. 74). Le niveau de diplôme intervient dans ce phénomène. Ce sont en particulier les élus disposant d’une qualification moyenne, voire faible – mais qui n’en sont pas pour autant totalement dépourvus – qui ont davantage besoin de formation : 85 % des diplômés d’un niveau baccalauréat auraient voulu participer plus souvent à des stages. Au contraire, les moins diplômés se montrent moins sensibles à ces dispositifs, même s’ils restent majoritairement convaincus de ne pas assez y recourir. 59 % d’entre eux déclarent ne pas s’être formés autant qu’ils l’auraient souhaité. Cette part est moins élevée que chez les diplômés du supérieur (69 %), mais elle demeure inférieure à celle des diplômés du baccalauréat. En résumé, la plupart des enquêtés souhaitent se former davantage, en particulier ceux qui disposent d’un niveau d’étude général peu élevé, comme le baccalauréat. On peut expliquer ces constats par la moindre sensibilité des élus peu ou pas diplômés aux formations théoriques et formelles. Pour ces derniers, des apprentissages pratiques s’avèreront sans doute être des méthodes plus familières. Elles seront donc privilégiées. Quant aux élus les plus diplômés, on peut supposer que leur qualification fournit quelques connaissances utiles en politique, par exemple, en termes de management ou de leadership. Dès lors, ils peuvent moins ressentir le besoin de se former.

 

Le sexe constitue une seconde variable discriminante. Les souhaits de formation des femmes sont plus manifestes que ceux des hommes : 77 % d’entre elles déclarent qu’elles auraient aimé suivre davantage de stages, tandis que ce n’est le cas que de 62 % des hommes. Les obstacles rencontrés par les femmes pour développer leurs compétences dans le domaine professionnel sont nombreux. Le manque de temps en raison des impératifs de conciliation avec la vie familiale qui pèsent plus souvent sur elles (Fournier, 2009), l’absence d’offre à cause de l’exercice d’activités dans des secteurs et sous des formes qui ne favorisent pas la l’apprentissage en continue (emplois peu qualifiés, précaires et à temps partiel dans le domaine des services non marchands), l’éloignement géographique du lieu de formation ou encore le manque d’information constituent autant de facteurs discriminants (Brocard, De Cidrac, Fournier, 2002). Certains de ces facteurs opèrent aussi dans le champ politique. Les femmes élues déclarent souvent ne pas avoir le temps d’aller en stage. L’éloignement géographique des organismes formateurs4 contribue sans doute à ce phénomène en engendrant des absences du foyer que les personnes ayant des responsabilités familiales, souvent des femmes, ne peuvent pas toujours se permettre. C’est pour cela que, chez Plebiscit, organisme de formation des élus locaux et agence de communication politique, nous organisons nos stages collectifs au plus près des élus à former, voire nous déplaçons dans les collectivités. Enfin, les formations se centrent sur les fonctions et responsabilités politiques les plus prestigieuses (maires, présidents d’assemblées, membres d’exécutifs en charge de compétences régaliennes comme les finances, l’aménagement du territoire ou l’économie) qui concernent moins souvent les femmes que les hommes. Elles occupent en effet plus souvent des fonctions politiques subalternes, en charge de compétences telles que les affaires sociales ou encore scolaires (Navarre, 2013, pp. 240-270).

 

Lorsqu’ils accèdent à un premier mandat, les élus s’avèrent relativement socialisés à l’exercice des fonctions électives, comme en atteste l’indice permettant de mesurer la familiarité avec quelques pratiques politiques. Cependant, ils le sont inégalement. Les femmes et les moins diplômés présentent une moindre sensibilisation. Les stages de formation ne permettent pas de combler ces lacunes car seule une minorité y recourt. Ils sont diversement employés selon le niveau de qualification ou encore le sexe. Si les moins diplômés ne souhaitent pas nécessairement les utiliser, les femmes en revanche manifestent la volonté d’y recourir plus fréquemment. Dans leur cas, l’accès à la formation est empêché par des problèmes de conciliation entre vie privée, professionnelle et politique, ainsi que par une offre de formation ne correspondant pas nécessairement à leurs responsabilités politiques. D’autres modes d’apprentissage sont privilégiés.

LA SOCIALISATION AUX RÔLES POLITIQUES : UN APPRENTISSAGE SUR LE TAS

L’adaptation aux rôles politiques relève principalement de moyens informels, autrement dit, d’un apprentissage sur le tas. Il s’agit de l’une des caractéristiques essentielles des fonctions électives locales. Notre enquête permet de décrire précisément ce processus : elle révèle que les élus mobilisent principalement les connaissances acquises hors du milieu politique, sollicitent des conseils ponctuels et utilisent de la documentation.

2.1 La mobilisation des savoirs professionnels antérieurs

L’une des hypothèses de notre enquête envisageait le militantisme comme une ressource pour les élus. L’exercice d’activité, voire de responsabilités militantes, fournirait des connaissances et des pratiques utiles à tous les mandats politiques. Or, les savoirs professionnels s’avèrent les plus utiles. Ils peuvent garantir, tout d’abord, une connaissance du fonctionnement du milieu politique. Par exemple, une adjointe au maire et conseillère départementale, élue depuis deux ans au moment de l’enquête, par ailleurs directrice adjointe d’un bailleur social, explique que son emploi l’a confrontée aux rouages administratifs des institutions politiques, en particulier des services sociaux du conseil gdépartemental, ce qui lui fut d’une utilité certaine, étant chargée des affaires sociales :

 

« Le fait de travailler dans le logement social m’a aidée. Je travaille pour un bailleur social qui est en contact avec le conseil départemental, organisme de tutelle. Je connaissais déjà le fonctionnement et les interlocuteurs, même si je suis élue dans un autre conseil départemental. » Conseillère départementale (opposition) et membre d’un exécutif municipal depuis 2008, quadragénaire, directrice adjointe.

 

La profession peut ensuite garantir des savoir-faire transposables à l’exercice des mandats, notamment pour le travail des dossiers. La formation universitaire a été présentée par un tiers des élus du corpus d’entretiens comme favorisant la prise en charge des projets politiques. C’est le cas par exemple d’un adjoint au maire en poste depuis une dizaine d’années, professeur des universités. Il explique que l’esprit de synthèse et l’art de la présentation appris grâce à sa profession lui ont permis de se familiariser efficacement à une délégation jusque-là méconnue : l’urbanisme.

 

« Je n’y connaissais rien ! Ma formation universitaire m’a permis de m’en sortir en travaillant beaucoup, en potassant les dossiers et en mettant de l’ordre dans tout ça… Je me suis enfermé pendant des jours et j’ai lu. Les services avaient préparé un dossier volumineux. Je l’ai lu en entier, en faisant une synthèse comme un universitaire sait faire. » Membre d’un exécutif municipal depuis 2001, quinquagénaire, professeur des universités.

Ces connaissances citées pour leur utilité en politique sont plutôt caractéristiques des professions intermédiaires, voire des cadres et des professions intellectuelles supérieures. Les élus n’appartenant pas à ces groupes sociaux ne peuvent pas s’en prévaloir. Ils représentent pourtant une part non négligeable (46 % parmi l’ensemble des conseils municipaux des villes de plus de 3 500 habitants en France)5. Par ailleurs, la reproduction de la division du travail selon le sexe dans le champ politique, génère des inégalités en matière de reconversion des aptitudes professionnelles. Les femmes sont moins souvent cadres et issues des professions intellectuelles supérieures (Navarre, 2013, pp. 291-303).

 

Par conséquent, elles ne peuvent remobiliser les compétences caractéristiques de ces groupes professionnels (capacités de synthèse, de traitement d’un grand nombre d’informations ou encore de restitution). En revanche, certaines évoquent l’utilité des aptitudes relationnelles et communicationnelles acquises grâce à l’exercice de professions majoritairement féminines. Par exemple, une enseignante explique que ce métier lui fournit des savoir-faire utiles en politique, comme la capacité à « travailler en groupe » et à « mener les discussions ». Plus caractéristique des professions intermédiaires, groupe le plus représenté chez les femmes, une infirmière précise que l’exercice de son métier lui a appris à développer une forme de « bienveillance » utile dans sa fonction de conseillère générale, d’autant plus qu’elle considère que son rôle d’élu consiste avant tout à entendre et relayer les attentes des administrés auprès des leaders politiques :

 

« Indéniablement, mon métier d’infirmière m’a aidée ! Quand les gens arrivent pour se faire opérer, par exemple à coeur ouvert, ils ont le trouillomètre à zéro. En quelques minutes, il faut sentir la personne et deviner les mots qu’elle a besoin d’entendre ou les gestes qui l’apaiseraient. C’est un travail d’acceptation de l’autre tel qu’il est. Il oblige à être toujours dans la bienveillance. J’ai la prétention de croire que c’est quelque chose qui m’est resté dans ma façon d’être en politique. » Conseillère régionale (opposition) et générale (majorité) depuis 2008, quadragénaire, infirmière.

La profession fournit alors des savoir-être utiles en politique, notamment dans le cadre de la relation avec les administrés.

 

Concernant l’utilité des savoirs militants, ce thème n’a été abordé qu’avec les élus enquêtés par entretien. Seulement trois d’entre eux, toutes des femmes, ont réutilisé les pratiques acquises dans les organisations partisanes, syndicales et/ou associatives. Deux ont pour point commun d’avoir milité dans le milieu de l’enseignement, domaine par ailleurs plutôt féminisé. L’une est syndiquée dans un établissement scolaire ; l’autre s’est engagée dans une organisation de parents d’élèves. La dernière travaille dans une entreprise privée. Le militantisme fournit des savoirs tels que la connaissance du fonctionnement des institutions politiques et des savoir-être, comme l’attitude à adopter face aux revendications des administrés. Ils rejoignent les compétences acquises par la profession. Par exemple, un membre de l’exécutif du conseil régional, élue depuis six ans, mentionne l’utilité de son engagement syndical pour saisir les inquiétudes liées au changement de statut du personnel TOS (techniciens, ouvriers et de service) et ainsi, désamorcer les hostilités potentielles à cette mesure.

 

« Mon mandat syndical m’a aidée : par exemple, quand on a fait le transfert des TOS. Je fais partie d’un Comité technique paritaire. J’avais senti l’inquiétude du personnel de l’État transféré à la région. J’ai porté un discours rassurant. Le président du conseil régional voulait vraiment faire un rattrapage salarial. On voulait qu’ils soient traités de la même manière que le personnel administratif au niveau de la grille des salaires. Grâce à mon expérience de représentante syndicale, j’ai compris leurs inquiétudes. » (Membre de l’exécutif du conseil régional, élue depuis 2004, quadragénaire, enseignante).

 

La sous-représentation des hommes parmi le corpus d’enquêtés par entretiens explique certainement la faible utilité déclarée du militantisme. En effet, d’une part, ces pratiques sont plus fréquentes et diversifiées chez les hommes que chez les femmes. Elles sont multiformes (engagement partisan, syndical, associatif ). D’autre part, elles se caractérisent plus souvent par l’exercice de responsabilités exécutives comme la direction d’organisations militantes (Navarre, 2013, pp. 276-291). Il conviendrait donc de vérifier systématiquement l’usage du militantisme dans l’exercice des mandats politiques pour conclure à son utilité.

 

L’expérience professionnelle demeure la principale ressource en politique. Or, ce ne sont pas n’importe quelles connaissances qui s’avèrent utiles. Il s’agit principalement des connaissances caractéristiques des milieux socioprofessionnels intermédiaires, voire supérieurs. Des inégalités transparaissent alors, au détriment des employés et des ouvriers, voire des sans-emplois. Par ailleurs, l’inégale répartition des professions et de l’expérience militante selon le sexe amène les femmes à ne pas réutiliser le même type d’aptitudes que les hommes. Tandis que ces derniers semblent pouvoir s’adapter plus facilement à une diversité de délégations grâce à leurs capacités de synthèse, les femmes le font également, mais grâce à leurs aptitudes relationnelles. Elles leur permettent, par exemple, de désamorcer les conflits. Cependant, la formation sur le tas ne se résume pas à la transposition d’aptitudes initiales. Le milieu politique contribue lui-aussi à une formation informelle et pragmatique.

 

2.2 L’usage de modalités informelles et pragmatiques

Les élus intègrent de nouveaux comportements sur le tas, en fonction des situations dans lesquelles ils sont impliqués. Afin de saisir ce mode informel d’apprentissage, nous avons mobilisé deux indicateurs principaux : le recours à de la documentation sur le mandat d’élu et la demande de conseils. Les élus utilisent davantage ces modalités informelles et pragmatiques que les stages de formation : 82 % d’entre eux déclarent avoir eu recours à de la documentation et 98 % demandent conseil à leur entourage.

 

Le niveau de qualification et le sexe ne sont pas discriminants dans ces deux cas : les écarts enregistrés ne sont pas significatifs au seuil de 5 %. D’autres variables interviennent, notamment dans l’usage de la documentation. Il s’agit en particulier de l’expérience politique et de la position détenue au sein de l’assemblée. Dans le premier cas, les élus les plus novices déclarent moins souvent que les expérimentés se documenter sur leur rôle (74 % contre 91 %). Ces données confirment le fait que la formation intervient en cours de mandat et non pas dès le début. Dans le second cas, ce sont les conseillers municipaux d’opposition qui se documentent le plus (94 %), suivis des membres de l’exécutif (86 %) et, enfin, des conseillers de la majorité (65 %). La position détenue au sein de l’assemblée est donc déterminante. Ce sont surtout les élus les plus en marge ou, au contraire, les plus intégrés au sein de l’institution politique qui se documentent.

 

La situation des conseillers d’opposition peut s’expliquer par leurs plus rares occasions de se former grâce à l’apprentissage sur le tas, au contact des autres élus. En entretien, ceux qui ont siégé dans des groupes minoritaires évoquent leur position marginalisée et stigmatisante. La situation d’opposant encourage la majorité et les entourages politiques tels que les services techniques par exemple, à ne communiquer que les informations strictement nécessaires au sujet des mesures adoptées et du fonctionnement institutionnel. Par conséquent, le besoin de documentation est plus important afin d’adopter les comportements adéquats. Les membres de l’exécutif, pour leur part, doivent s’informer en raison des responsabilités qui leur sont confiées. Enfin, les conseillers de la majorité se documentent un peu moins car ils ont un rôle secondaire dans le jeu municipal (pas de fonction de leadership, ni d’opposition). Comme l’acquisition informelle des pratiques professionnelles, qui peut constituer une alternative aux stages de formation (Carré, Charbonnier, 2003), les rôles d’élu s’apprennent principalement à travers les échanges de conseils quotidiens avec les autres acteurs et l’autoformation, grâce à la documentation. Ces modes d’apprentissage semblent plus faciles d’accès que les stages puisque le sexe et le niveau de qualification ne sont pas discriminants. Ce sont plutôt des variables politiques, comme l’expérience et la position au sein de l’assemblée, qui le sont. Développer ce type de formation sur le tas pourrait permettre de pallier les inégalités en matière de socialisation politique initiale et de suivi des stages.

Conclusion

Notre enquête révèle la spécificité des processus d’apprentissage mobilisés par les représentants politiques pour s’adapter à leurs fonctions. La formation formelle, à travers des stages, est davantage délaissée que dans le milieu professionnel. Les élus n’utilisent pas ou peu les droits à la formation dont ils bénéficient. Les deux tiers des conseillers rencontrés n’ont jamais suivi de stage, alors qu’ils siègent dans les institutions politiques susceptibles d’attribuer le plus de moyens aux élus dans ce but (conseils municipaux des communes comprenant un grand nombre d’habitants, conseillers généraux et régionaux). Par ailleurs, le recours aux stages est clivé selon le sexe et le niveau de qualification. Les élus les plus diplômés et les hommes y accèdent davantage. Cependant, ces clivages sont renforcés par d’autres, propres au milieu politique : ce sont principalement les élus les plus intégrés au sein des institutions, notamment les membres de l’exécutif et les conseillers ayant déjà exercé de précédents mandats, qui y accèdent. Autrement dit, les dispositifs de formation bénéficient essentiellement aux élus déjà insérés dans le champ politique. Ils renforcent leur motivation à l’engagement, tandis que ceux qui n’y accèdent pas, et qui sont également les moins familiers des pratiques politiques, peuvent rencontrer davantage de difficultés pour s’impliquer dans leurs responsabilités élective, voire être découragés au point de penser à abandonner.

 

Le champ politique reproduit les inégalités sociales en matière de formation, tout en les renforçant selon la position détenue au sein de l’assemblée et l’expérience élective. Plus globalement, l’ensemble des élus mobilise davantage un apprentissage sur le tas. On peut distinguer, en particulier, la reconversion d’aptitudes antérieures qui, comme dans le cas de la formation continue, profite essentiellement aux élus les plus diplômés, notamment ceux qui exercent des professions intellectuelles leur conférant des aptitudes de synthèse et des capacités à traiter un grand nombre d’informations en même temps. En revanche, le sexe est un peu moins discriminant dans ce cas, puisque les femmes peuvent aussi mobiliser en politique des savoir-être professionnels tels que l’écoute ou l’empathie, plutôt caractéristiques des métiers de service.

 

Enfin, les modalités informelles de formation, telles que la documentation ou la demande de conseils, sont utilisées par la très grande majorité des élus, de manière relativement identique selon le sexe et le niveau de qualification, ce qui ne permet pas à ceux qui sont les moins familiers des pratiques politiques de compenser leurs lacunes par un recours plus fréquent à ces modes d’apprentissage.

 

Ainsi, les dispositifs de formation sont inégalement utilisés par les élus. Des solutions existent pour réduire ces clivages. Notre enquête montre que ces derniers se centrent principalement sur le suivi des stages, tandis que l’apprentissage sur le tas est accessible au plus grand nombre, sans permettre pour autant à ceux qui sont les moins familiers de la politique de combler leurs lacunes en y recourant davantage. Dès lors, l’une des solutions pour favoriser la formation de tous les élus consisterait à développer les réseaux d’entraide. Des systèmes de parrainage pourraient être instaurés entre les élus novices et les élus expérimentés, afin de favoriser l’intégration des nouveaux conseillers grâce à l’échange d’informations. Il s’agirait ainsi de « coacher » les nouveaux entrants. Quant aux stages, ils s’avèrent être des modes de formation davantage adaptés aux hommes et aux personnes fortement diplômées. Ils sont peu attractifs pour les autres. Il conviendrait de revoir leur forme pour qu’ils suscitent l’intérêt de tous les élus. Il s’agit là d’un enjeu essentiel afin que la politique ne soit pas exclusivement réservée à une élite sociale.

Maud Navarre, « Les inégalités dans la formation des élus locaux », Formation emploi 128 | octobre-décembre 2014

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